MUSCLE SOULS – 3ème partie : Dan Penn au studio AMERICAN SOUND à Memphis
Comme on l’a vu
dans le chapitre précédent, Rick Hall voulait rester le producteur exclusif du studio
FAME à Muscle Shoals. Il avait besoin de chansons, pas d’un autre producteur.
C’est Eddie Hinton qui prendra la place laissée vacante par Dan Penn. Dan
et Rick resteront toutefois amis pour toujours.
Dan et Eddie
auront par ailleurs l’occasion dans l’avenir de composer quelques morceaux ensemble et Dan
et Spooner Oldham produiront même un des singles d’Eddie sur lequel figure Dreamer,
un morceau au départ destiné à un single de Dan sur MGM, resté inédit à ce
jour.
Il faudra un peu de temps à Dan Penn pour le convaincre, mais Lincoln Wayne Chips Moman sera moins réticent, comme Dan le pressentait, à le laisser seul tenir seul les manettes de producteur de son studio AMERICAN SOUND, à Memphis, qu’il a ouvert en 1964, après avoir été, avec Jim Stewart, le co-fondateur du studio STAX.
C’est Jim
Vienneau, le producteur de Conway Twitty (Cf. partie 2 de Muscle Souls) qui
avait présenté Chips à Dan quelques mois avant, lors de la 1ère session de
Wilson Pickett chez FAME. Ils sont devenus amis instantanément, comme s’ils
s’étaient toujours connus – tous les deux vivaient, respiraient, dormaient,
buvaient et mangeaient … pour la musique. C’est Rudolph Doc Russell, pharmacien
et co-créateur de la firme de disques Goldwax Records (James Carr, on y
reviendra) qui a été le premier à faire remarquer à Dan et Chips qu’ils étaient
lookalike.
Le rythme de
travail chez American Sound était soutenu : de longues sessions, jusqu’à
62 heures, il fallait être aussi bon que chez STAX. Le secret du succès du
studio était l'air de Memphis selon certains, la rivière ou la sauce barbecue,
pour d’autres. Le studio a notamment produit des hits pour les labels Bell,
Goldwax, MGM et Atlantic.
Le duo Dan & Chips ne va pas tarder à pondre des merveilles comme The Dark End Of The Street pour James Carr, avec Dan assurant les cœurs féminins à la fin du morceau, Do Right Woman, Do Right Man pour Aretha Franklin, Cheater Man pour Esther Phillips (Dan et Spooner retravailleront plus tard ce morceau dont on peut écouter une version démo par Dan Penn sur un bootleg) et Sandcastles, avec la complicité de Spooner Oldham, venu rejoindre son pote Dan un an plus tard, pour le superbe album de Merrilee Rush Angels In The Morning, qui contient aussi notamment Handy, une merveille co-écrite par Dan et Spooner.
The Dark End
Of The Street a été
écrite en 15 ou 30 minutes pendant l'entracte d'une partie de poker à Nashville.
C’est la meilleure chanson sur l'infidélité jamais écrite, avec deux amants
dans l'ombre, le seul endroit où leur amour peut exister, qui sont conscients
de l’issue fatale de leur relation. L'efficacité des paroles
permet d’exarcéber l'imagerie obsédante que procure ce morceau. L’interprétation
de James Carr rajoute un côté magique à cette chanson mise en boîte au
bout de seulement deux prises, après que Dan ait montré à James Carr comment
l’interpréter, après un premier essai infructueux. Le single, sorti sur Goldwax en 1967, atteindra la 10ème place
des charts R&B. Dan déclare souvent que la version de The Dark End
Of The Street par James Carr reste insurpassable. Dan a repris ce morceau
sur son 2ème album (prochain chapitre) et il en existe environ deux
cents autres versions enregistrées, dans tous les pays, langues et styles
(reggae, country,…), ainsi qu’une bonne centaine d’autres sur Youtube. Mis à
part The House Of Blue Lights ou Louie Louie de Richard
Berry, je pense que c'est une sorte de record.
Dan
& Chips avaient posé les bases de Do Right Woman, Do Right Man lors
d’un diner chez ce dernier, au tout début de leur collaboration. Ils
termineront en 1967 cette chanson quasi gospel qui raconte qu’un homme doit
bien traiter sa partenaire féminine, pas juste la
considérer comme acquise ou comme un jouet - a plaything, s’il veut éviter
qu’elle aille voir ailleurs. Peut-être Dan et Chips avaient-ils en tête Its
A Man’s, Man’s Man’s World de James Brown en écrivant cette chanson. Le
morceau a d’abord été testé par Sandy Posey, la secrétaire de Chips –
qui sortira plus tard plusieurs albums magnifiques - mais cette version restera
inédite. En fait, le morceau a été finalisé pour être enregistré par Aretha
Franklin, chez FAME, à Muscle Shoals, ou Dan et Spooner étaient repartis pour
l’occasion.
Il
existe beaucoup d’histoires autour du morceau Do Right Woman, Do Right Man,
qui différent selon les protagonistes, qui reconnaissent toutefois qu’ils
avaient tous forcé sur la vodka.
Ce qui est
certain, c’est que la session se passe mal. Aretha avait fait le déplacement
avec Jerry Wexler, un des deux boss d’Atlantic, et son mari, qui avait exigé
que deux des session men soient renvoyés car ils mataient soi-disant le cul
d’Aretha (désolé pour cette expression que je déteste). La session avait
commencé par piétiner sur I Never Loved A Man (The Way I Love You) et
continué à s’enliser avec Do Right Woman. C’est Spooner qui sauvera la
session, grâce à quelques accords de piano. Il jouera d’ailleurs sur les deux
titres d’Aretha que lui et Dan iront finaliser dans les studios Atlantic à New
York 2-3 semaines plus tard. Le single d'Aretha a atteint la 37ème place des
charts R&B en 1967. Le morceau a depuis était repris plus d’une centaine de
fois (hors Youtube, encore une fois).
Voilà pour les
morceaux, co-composés par Dan et Chips. On doit aussi citer Nine Pound Steel,
l’histoire d’un gars qui se retrouve en prison parce qu’il a volé des trucs
pour les offrir à sa femme, composé par Dan et Wayne Carson Thompson
pour Joe Simon, mais la plupart des hits issus du studio American Sound seront
composés - et parfois produits - par Dan et Spooner : pas mal pour les
albums de Sandy Posey et, pour en citer quelques autres (liste non exhaustive),
plusieurs pour Percy Sledge, dont Out Of Left Field (repris notamment
par Dick Rivers sous le titre Je Suis Triste), Take Me (Just As I Am)
pour Solomon Burke, qui a aussi fait un tabac avec Uptight Good Woman,
un inédit de la période FAME), Arthur Conley, Bobby Womack, Ted Taylor, James
& Bobby Purify, Art Freeman, Joe Tex, Let It Happen, autre succès
(le dernier) pour James Carr, Tony Joe White, les Goodies – les Shangri-Las de
Memphis, Steve Alaimo, Irma Thomas, qu’on retrouvera fréquemment dans le
parcours de Dan Penn, et plein d’autres dont les Sweet Inspirations. Il
y a aussi I’m Living Good, un morceau écrit par Dan et Spooner période
FAME, qui sera le premier morceau de Dan enregistré chez American Sound, par
les Ovations, dont Goldwax sortira deux singles avec des versions différentes.
Les Sweet
Inspirations, c’est un groupe de trois filles formé au départ par Cissy Houston
(la mère de Whitney) et sa sœur Lee Warwick (la mère de Dee Dee et de Dionne),
qui, avant d’enregistrer, assuraient les chœurs pour notamment Aretha Franklin,
Wilson Pickett, Solomon Burke, Dusty Springfield (album Dusty In Memphis,
enregistré au studio American Sound) et
Van Morrison (1er album solo). Elles deviendront le backing band
d’Elvis Presley à partir de 1969. Le studio Atlantic avait envoyé les Sweet
Inspirations pour une session chez American Sound. Après deux essais
infructueux – chansons minables, Spooner, qui avait déjà travaillé avec elles,
dit à Dan : écrivons-leur une chanson. Au moment de la pause
déjeuner, les deux compères composent Sweet Inspiration, que le groupe
adore tout de suite et qui se placera # 5 dans les charts R&B (et # 20 des pop charts). Jerry Wexler
(Atlantic) réclamera un tiers des droits du morceau, c’est lui qui avait trouvé
le nom du groupe, et donc de la chanson... qui sera reprise par une cinquantaine
d’artistes, dont Barbara Streisand qui en fera un succès énorme en 1972.
Les Sweet
Inspirations reprendront aussi Do Right Woman, Do Right Man et Dan et
Spooner composeront d’autres morceaux qui émailleront leurs trois albums ou
singles : Oh What A Fool I’ve Been, Always David et I Met Him
In Church, qui restera inédit, puis deviendra un hit (# 37 des charts) par
les Box Tops.
Le premier
boulot de Dan chez American Sound, en 1966 donc, avait été d’arranger un single
des K-Otics, un groupe garage, sur lequel figure Double Shot (Of My Baby’s
Love) et I’m Leaving Here une chanson largement inspirée par le
All Day And All Of The Night des Kinks. Alex Chilton reprendra
en solo ces deux morceaux (Double Shot et All Day). Vous voyez venir la
transition ?
Dan et Chips
avaient produits quelques disques ensemble, mais Dan mourait d’envie de se
lancer seul. Un jour il dit à Chips : je veux produire un disque, sans ton aide.
Donne-moi ton pire artiste, en retour je t’apporterai un hit. Chips pense
aux DeVilles, Dan les auditionne, leur suggère de revenir deux semaines plus
tard après avoir trouvé un nouveau chanteur. Le groupe revient donc avec un
nouveau chanteur, Lx Chilton. Dan leur donne une k7 à écouter. Le dernier
morceau, The Letter, composé par Wayne Carson (qui a ensuite pas mal
composé avec Dan, dont Edge Of Love, un morceau du dernier album – non
démo – de Dan, Cf. part 1) retient leur attention. Le morceau est mis en boîte et les
DeVilles, dubitatifs au début face à ce producteur en short à fleurs, aiment ce
qu’il en ressort, de l’Hammond B3 au son de l’avion à la fin (effet que Chips
déteste, ainsi que la durée du morceau :
1 minute 52) et la prononciation
aeroplane, au lieu d’airplane, seule suggestion de Dan faite au jeune Lx, 16
ans à l’époque. Dan leur demande de se trouver un autre nom. Un des membres du
groupe dit : on n’a qu’à lancer
des propositions et chacun pourra lancer 50 cents in a box top. Dan jette
un coup d’œil à Wayne Carson et déclare : les Box Tops, ça ira très
bien. Le single, avec en face B Happy Times composé par Dan et
Spooner, sera numéro 1 des charts US pendant deux mois, au cours desquels Chips, vexé que son
poulain décroche le plus gros succès de son studio, n’y mettra pas les pieds. Ce sera même un succès mondial, détail dans le lien ci-dessous.
Le second
single des Box Tops, Neon Rainbow, aussi écrit par Wayne Carson, n’ayant
pas autant de succès (# 24 des charts, quand même), le label, Amy-Mala-Bell (le
single est sorti sous ces deux dernières étiquettes), demande à Dan et Spooner
de composer un autre hit. Alors que le groupe allait venir enregistrer le
lendemain matin, Dan et Spooner se rendent au studio avec chacun leurs
meilleurs morceaux inédits en stock, rien n’y fait. Au milieu de la nuit ils
vont casser la croute chez Porky’s, en face du studio, et Spooner dit à
Dan : je suis si désespéré que je pourrais pleurer comme un bébé. Qu’est-ce
que tu as dit, là ? répond Dan. En traversant la rue, ils avaient déjà
le premier couplet : quand je pense aux bons moments qu’on a passés ensemble,
je pleure comme un bébé. Ce troisième single des Box Tops, avec les Sweet
Inspirations pour assurer les chœurs, va vite monter à la deuxième place des
charts. Il sera bien sûr énormément repris et il existe une version par les Box
Tops chantée en italien. Dan et Spooner vont composer d’autres morceaux pour des
singles et les trois premiers albums des Box Tops : Everything I Am, I Pray
For Rain, 727, The Door You Closed To Me, Fields Of Clover, People Gonna Talk
et quelques autres restés inédits. Dan seul leur composera Trouble With Sam.
Chips ayant booké son studio, Dan devra retourner chez FAME pour pouvoir
enregistrer et produire tous ces morceaux.
Dan, Lx et Larry Uttal, le président de Amy-Mala-Bell Records avec le disque d’or The Letter
Forts de tous
ces succès pour les Box Tops ou autres, Dan et Spooner créent en 1968 leur
propre compagnie Penn-Oldham Productions Incorporated. Sur le label associé,
Pacemaker, sortiront quelques singles, dont celui d'Eddie Hinton évoqué au début de cet article.
En 1969, Elvis
Presley débarque au studio American Sound pour y enregistrer l’album From
Elvis In Memphis. Dan arrangera quelques morceaux, jouera de la guitare, en
support de Tommy Cogbill, le guitariste du studio, et prendra pas mal de
photos.
Dan Penn et Elvis et l'équipe
d’American Sound au complet
À la même
époque, Dan sort un nouveau single, sur Atlantic, avec Nice Place To Visit,
co-écrit avec Donnie Fritts et Love Is Strange, une chanson écrite par Bo
Diddley et sa femme Sylvia, qui s’appelait initialement Paradise.
Chips refuse la
proposition de Dan et Spooner de prendre des parts dans sa compagnie, à
laquelle ils ont contribué au succès. Ils quitteront tous les deux American Sound
début 1969, tout en en gardant un meilleur souvenir que celui de leur séjour
chez FAME : plus intéressant et plus lucratif.
Un autre
évènement avait perturbé la vie à Memphis : l’assassinat de Martin Luther
King, le 4 avril 1968. Les questions raciales n’avaient jamais posé le moindre
problème pour qui que ce soit au studio American Sound auparavant.
Spooner : rien n’a changé, mais tout a changé. Dan : j’ai
eu l’impression que tout s'était détérioré à Memphis et le sentiment que ça n’allait
pas s'améliorer. Où aller ? : « LA : Non !, New York : Non !, Londres : Non !
», alors Dan a décidé de se rendre à Nashville, « où je suis encore
installé aujourd’hui, même si je n’ai jamais réussi à décrocher un hit ici »,
dit Dan en riant. « Il y a tout le business de l’édition ici. J'ai ma propre
entreprise (Dan Penn Music), je suis indépendant. Des gens de L.A., de Londres,
de partout, viennent s’installer ici parce que c'est le meilleur endroit où
être en ce moment, un endroit où il fait bon vivre.
À la fin des
années 60, l’intérêt pour la Southern soul music avait commencé à décliner. En
1971, Chips et sa femme, la chanteuse / compositrice Toni Wine partent
s’installer à Atlanta, puis à Nashville, pour une carrière désormais davantage
axée sur la musique country. Dan aura l’occasion de fréquemment retravailler
avec Chips Moman, on y reviendra.
Si cette partie
de la saga de Dan Penn vous a intéressé, je vous invite vivement à lire les
deux ouvrages ci-dessous, et les bandes son correspondantes. Ils sont uniquement
disponibles en anglais, je ne suis pas certain que les Français se soient
jamais beaucoup passionnés par la soul, ni pour le rockabilly d’ailleurs. Il me
paraît dommage de se cantonner à tel ou tel type de musique ou de mettre des
étiquettes partout : amateurs de rock’n’roll, la soul n’est pas du disco,
c’est juste la plus belle musique du monde, on ne s’en lasse pas. C’est de la
variété (internationale), et alors ? Je me rappelle avoir détesté It’s
A Heartache de Bonnie Tyler lors de sa sortie. Et quand l’année
d’après (1978), je découvre la reprise par David Johansen, je me dis que c’est
génial. La chanson ne devait donc pas être si mal au départ. Qui a-t-il de
mieux que le bon mauvais goût ?
À suivre :
Dan Penn créé son propre studio, enregistre son 1er album…
Patrick Bainée
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