« PHILOSOPHIE DE LA TRAHISON » Le groupe SPIONS (Budapest) et la question de l'art et de la vie en parallèle avec les collectifs THROBBING GRISTLE (Londres) et LAIBACH (Trbovlje)
Introduction
La fin des années 1970 et le début des années 1980 a été le moment d'une convergence entre art expérimental, performance artistique et musique de masse où l'héritage des avant-gardes historiques refait surface au sein de la culture musicale populaire. Cette convergence a souvent pris des formes hybrides brouillant la distinction entre groupe de musique et collectif d’artistes.
Parmi les nombreux cas possibles, deux plus connus, se distinguent particulièrement : Throbbing Gristle (Royaume-Uni) et Laibach (Slovénie). Le premier formé en 1975 à partir du collectif expérimental COUM Transmission et actif jusqu'en 1981, a publié ses œuvres sur son propre label, Industrial Records. Leurs performances conflictuelles, leurs expérimentations bruitistes et leur imagerie dérangeante ont non seulement déstabilisé le format rock, mais ont également donné naissance à ce qui est devenu la musique industrielle. Laibach, de son côté, fondé en 1980 à Trbovlje en Slovénie, est généralement classé dans la catégorie post-punk ou industrielle. Ils sont devenus célèbres pour leur appropriation de l'esthétique totalitaire – uniformes, rythmes de marche, imagerie de propagande – toujours encadrée d'une ambiguïté délibérée. Leur projet s'est rapidement étendu au sein du NSK (Neue Slowenische Kunst), un collectif pluri-artistique qui coordonne les actions de plusieurs groupes d’artistes (art conceptuel, peinture, musique, théâtre…) multipliant les actions comme l’auto-proclamation d’un état autonome imaginaire (pendant le siège de Sarajevo, cet état fictif a délivré de faux passeports permettant à quelques dissidents de fuir la ville).
C'est dans cette constellation que nous proposons de situer le groupe Spions (premier groupe Punk répertorié du bloc de l’Est), fondé à Budapest en 1977. Issu des cercles néo-avant-gardistes hongrois – où Gregor Davidow (alors Gergely Molnár) était déjà actif dans la littérature, le théâtre expérimental et le cinéma underground – Spions a transposé ces pratiques au sein d'un groupe de rock. Le punk et le post-punk offraient non seulement un style, mais aussi un cadre permettant de combiner provocation théâtrale, stratégies littéraires et de médiatisation avec l'immédiateté du rock. Leurs concerts s'apparentaient autant à de la performance expérimentale qu'à un évènement musical de rock plus classique. En exil, cette forme hybride s'est déclinée en projets explicitement politiques et spirituels : le disque « The Party », présentant le plan quadriennal du programme d’un parti politique fictif (OSP pour Overnational Socialist Party), et plus tard une confrérie spirituelle et ésotérique : The Atheist Church (The temple of nuclear reincarnation).
En situant Spions aux côtés de Throbbing Gristle et de Laibach, on perçoit une stratégie commune : utiliser la forme du groupe de rock comme plateforme pour une pratique avant-gardiste, la provocation et une remise en question de la relation entre art et vie. Parallèlement, tous trois, malgré leurs fondements avant-gardistes radicaux, restent redevables aux scènes punks, post-punks et new wave de leurs pays respectifs, dont les infrastructures et les publics ont rendu ces expérimentations possibles.
Tous trois s'appuient sur la provocation, et chacun invente sa propre communauté symbolique : Laibach à travers l'État NSK, Throbbing Gristle à travers TOPY (Thee Temple Ov Psychick Youth), Spions à travers l'OSP (Overnational Socialist Party) et plus tard The Atheist Church. Pourtant, leurs stratégies divergent : Throbbing Gristle expose l'idéologie par le choc et la transgression frontale ; Laibach déstabilise le sens de ses messages par une ambiguïté délibérée ; Spions traite de la trahison et de l'exil non pas comme de simples faits biographiques, mais comme le cœur d'une position esthétique et philosophique.
1. Budapest et la « Philosophie de la Trahison »
Spions est né à Budapest en 1977. Fondé par Gergely Molnár — plus tard connu sous le nom de Gregor Davidow et travaillant sous différents noms selon les projets (Anton Ello, Sergei Pravda, Gregory Davidow, Aleph, 888, Spiel…) —, le groupe s'est associé au guitariste Péter Hegedűs et à György Kurtág Jr. (fils du célèbre compositeur) et a bénéficié de la contribution de László Najmányi (visuels), figure clé de la néo-avant-garde hongroise. Molnár en était le chanteur et le leader.
Leur activité fut de courte durée : avec seulement quelques concerts et enregistrements de démos. Spions fonctionnait moins comme un groupe de rock conventionnel que comme un collectif d’artistes plurimédia. Pourtant, leur présence provocatrice a marqué un tournant majeur dans la sous-culture punk hongroise émergente. Leurs performances étaient théâtrales, chargées de symboles et délibérément conflictuelles. Dans le contexte du « communisme goulash » – une variante hongroise plus douce du socialisme d'État, qui mêlait consumérisme limité et importations culturelles à un contrôle politique strict – les Spions tombèrent rapidement dans la catégorie des dissidents. Leur œuvre la plus célèbre, Anna Frank álma (le rêve d’Anna Franck), avec son jeu violent et troublant sur l'imagerie et la sexualité de l'Holocauste, suscita l'indignation à l'époque et demeure profondément controversée aujourd'hui, illustrant à quel point le groupe avait dépassé les limites du tolérable. En moins d'un an, la situation était devenue intenable : les occasions de se produire disparaissaient, la censure se durcissait et le groupe se retrouvait face à un mur de tous côtés.
En 1978, Hegedűs et Molnár décidèrent de quitter la Hongrie, emmenant ainsi le projet Spions sur les chemins de l’exil. La position des Spions peut être saisie visuellement dans ce que Davidow a appelé leur « emblème originel ». À première vue, il parodie l'acronyme soviétique URSS, transformé en U-$$-R. Les deux symboles du dollar insèrent le capitalisme au cœur même du symbole socialiste, réduisant les antagonismes de la Guerre froide à une seule figure ironique. Comme Davidow l'a lui-même noté, même l'orthographe secrète du groupe, $PION$, reflétait cette logique ironique. Le motif géométrique de l'étoile lui-même accentue cette ambiguïté : il fait écho aux insignes nazis, à l'étoile de David juive et aux géométries occultes des ordres secrets. Victimes et bourreaux, fascisme et communisme, pouvoir d’état et capital sont réunis dans une image emblématique.
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| Three Emblems |
Comme l'expliquait récemment Davidow, « Le communisme et le fascisme étaient les sources égales de notre pouvoir nihiliste. Mais contrairement à Laibach, nous détestions et méprisions notre terre natale, où qu'elle se trouve. Nous avons immigré pour assimiler et subvertir». C'est ici que les Spions se distinguaient de leurs homologues slovènes : tandis que Laibach ironisait sur l'histoire nationale, les Spions rejetaient l'idée même de patrie. La trahison n'était pas seulement une dissidence politique, mais une position existentielle : un refus de l'Est comme de l'Ouest, de toutes origines, afin de créer un espace d'assimilation et de subversion.
Cette position s'exprimait déjà très tôt dans le morceau démo « TOTAL CZECHO-SLOVAKIA », enregistré à Budapest à la fin des années 1970. La vidéo du morceau (réalisé quelques décennies plus tard par Lazlo Najmányi) mettait en scène des slogans fragmentaires à la manière d'un film d'agitation politique, mais leur contenu allait dans une direction totalement différente :
« Quitte ton pays / Quitte ta religion /
La trahison est restée ta seule véritable chance de changement.
Sors de ta prison / Sors de ta génération…
Sors de ton présent
Sois l'espion de tout ce que tu as dû initier.
Sois un traître envers toi-même et tombe amoureux de moi. »
If you don’t want to think and betray, can always go to a philarmonic orchestra and follow Boulez… (Si vous ne voulez pas réfléchir et trahir, vous pouvez toujours aller voir un orchestre philharmonique et suivre Boulez…)
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| Spions,Budapest,15/01/1978 |
Ici, la trahison est envisagée comme la condition de la subjectivité. Trahir son pays, sa religion et sa génération – voire soi-même – n'est plus un échec moral, mais un principe de transformation. La référence ironique à Boulez, emblème de l'avant-garde institutionnalisée française, souligne le contraste entre art officiel et opposition radicale dissidente.
Combinés, l'emblème et la chanson articulent la trahison comme une position totale : un rejet des origines, des systèmes et des conventions, de la géopolitique à l'esthétique. Ils marquent le moment où Davidow commence à articuler ce qu'il appellera plus tard la « philosophie de la trahison » – non pas simplement comme une expérience biographique de l'exil, mais comme une position mystico-artistique de refus, où le nihilisme lui-même devient une force génératrice de réinvention artistique et politique.
Cela fait également écho à la question plus large du nihilisme. Dans nos travaux sur l'émergence du punk rock à la fin des années 19701, nous avons soutenu que le nihilisme n'est pas simplement le désespoir ou le vide, mais la reconnaissance – une reconnaissance douloureuse à ce moment-là – que les fondements de la valeur et du sens ont été irrémédiablement perdus. Nietzsche et Heidegger avaient déjà dénoncé l'effondrement des fondements métaphysiques, tandis que Gianni Vattimo2 proposait plus tard d'accepter cette perte, abandonnant toute prétention à la vérité absolue et cultivant plutôt une « pensée faible » : une attitude herméneutique réorientée vers la vie, la politique et l'esthétique. Le nihilisme, en ce sens, n'est pas une fin en soi, mais la condition même de possibilité, une force qui transforme l'absence de fondement en principe de réinvention.
Les réflexions de Davidow font écho à cette compréhension avec une clarté saisissante. Dans un échange récent, il insistait : « La trahison n’est pas une philosophie, mais une attitude. C’est un gène, qu’on l’ait ou non. Les traîtres sont des extraterrestres et des ennemis de la Terre, des réfugiés universels des Pléiades. » (correspondance électronique avec l’auteur, septembre 2025). Ici, le nihilisme n’est plus résignation, mais énergie : un refus qui devient pouvoir, la trahison comme fondement de l’imagination artistique, politique et spirituelle.
2. De Budapest à Paris : la trahison comme programme (« The party »)
Fin 1978, il était devenu évident que Spions ne pouvait perdurer en Hongrie. Ce n’était pas seulement la question du rejet des structures culturelles officielles ou la répression policière, mais aussi l’ouverture avec le circuit punk international qu’a représenté la visite, pour un festival, du groupe Punk féminin britannique The Raincoats à Budapest. Elles encouragèrent Davidow à s’installer à Londres et envisagèrent même des opportunités sur la scène des clubs. Puis, contre toute attente, les autorités hongroises acceptèrent de délivrer des passeports pour le groupe. Ce geste peut être interprété de deux manières : comme une ouverture permettant à Davidow de poursuivre Spions à l’étranger et comme une stratégie d’endiguement, éliminant discrètement une formation avant-gardiste perturbatrice sans confrontation ouverte.
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| Gregor Davidow, 1978 |
Fidèles à leur « philosophie de la trahison », les artistes dissidents devinrent, à Paris, les ambassadeurs paradoxaux de l'idéologie soviétique. En 1978, Spions signa avec Egg Records, un sous-label de la major Barclay, pour la sortie du single « Russian Way of Life », produit par Robin Scott, bientôt connu sous le nom de « M » grâce au tube international « Pop Muzik » (1979). À cette époque, le musicien français Jean-Marie Salaün rejoignit le groupe à la basse, devenant plus tard le producteur principal du groupe. Musicalement, le single s'orientait vers le punk rock, mais avec un son minimaliste rappelant Young Marble Giants (groupe post-punk gallois). Le 28 juillet 1978, le groupe se produisit au festival New Wave French Connection à Lyon, et la même semaine, Rémy Kolpa Kopoul leur consacra un article pleine page dans Libération.
Le groupe se sépare à nouveau avec le départ de Hegedűs. Davidow monte alors une nouvelle version de Spions avec de nouveaux collaborateurs — le groupe parisien électro-pop Artefact, Claude Arto (Mathématiques Modernes), Hervé Zénouda (Stinky Toys) — sous la direction du producteur Jean-Marie Salaün. En 1979, ils sortent un album conceptuel sous le nom de Spions Inc. sur le label Dorian/Celluloid. Intitulé The Party, le disque présente le programme d'une entité politique imaginaire, le Parti socialiste supranational (OSP pour Overnational Socialist Party), présenté sous la forme d'un plan quinquennal (1979-1984). En s'appropriant la rhétorique de la planification socialiste tout en projetant une communauté « supranationale », Spions transforme la trahison en parodie et en utopie : ironique dans le ton, mais sérieux dans son ambition utopique d'imaginer une communauté au-delà de l'Est et de l'Ouest.
Musicalement, The Party s'oriente vers la New Wave, caractérisée par un usage intensif de synthétiseurs et de textures électroniques.
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| Spions Inc THE PARTY (Dorian/Celluloid, 1979) |
Notons que si le disque est sorti en 1979, la vidéo a été réalisée bien plus tard (au début des années 2000) par László Najmányi de Spions.
3. De Paris à Montréal : la trahison comme refuge spirituel (The Atheist Church, The temple of nuclear reincarnation)
De Paris, le parcours de Davidow s'est prolongé dans une nouvelle émigration, le menant au Canada (Toronto puis Montréal). Le projet connu sous le nom « The Atheist Church : Temple of nuclear reincarnation» s'inscrit dans le courant plus large de la Magie du Chaos et a donné à l'éthique des Spions une forme quasi religieuse. Apparu au sein du mouvement punk vers 1975 sous l'impulsion de Peter Carroll et Ray Sherwin, la Magie du Chaos considère les croyances comme de simples outils, à adopter ou à abandonner librement pour atteindre un objectif, leur valeur étant déterminée par l'efficacité plutôt que par la vérité. Son objectif est d'émanciper l'individu des structures normatives de la croyance. Pour y parvenir, il faut entreprendre un processus de déprogrammation, atteignant un état mental liminal où la conscience cède la place à l'inconscient. Pour ce faire, la Magie du Chaos utilise des SIGILS personnels (talismans), l'invention de nouveaux rites et la création de nouveaux langages.
Vue dans sa globalité, ces différentes étapes montrent comment la philosophie de la trahison de Davidow s’est déployée sur trois registres : comme refus subjectif à Budapest, comme programme politique à Paris et comme réinvention spirituelle au Canada. La trahison n’a jamais été ici simplement le fait de l’exil ou d’une rupture personnelle. Il s’agissait d’une position systématique : la conviction que seul le refus – des origines, des systèmes, des formes héritées (qui n’est pas sans rappeler les enseignements spirituels consistant à se libérer du connu du philosophe Indien Krishnamurti (1895-1986)) – pouvait ouvrir l’espace à ce qui devait être (voir l’injonction de Yeshayahou Leibovitch3 « Souviens-toi de ce qui devrait être »4).
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| College of Time Consciousness (The Atheist Church) 803, 888, 108 (Gina, Gregor, László Najmányi) Toronto, Canada, 1983 |
Dans la lignée de la magie du chaos, The Atheist Church créa de nouvelles tables de la loi, un nouveau langage, des SIGILS ainsi que des mandalas…
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| The ten commandments |
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| The ten commandments |
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| Mandala (Laszlo Najmani) |
Ainsi que plusieurs performances de rue associées à ce projet :
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| "Save your savior", Montreal, 1984 |
Cette action a eu lieu à Montréal en 1984, devant la cathédrale de la ville. Gregor a lancé ce qu'il a appelé son « projet de mendiant », qu'il présenta régulièrement. D'une main peinte en or, il a mendié de l'argent en répétant le mantra : « Sauve ton Sauveur — Rédempte ton Rédempteur ».
Spions et la culture pop
Bien que ses membres fondateurs soient issus des cercles de l'avant-garde artistique (performance, théâtre expérimental, cinéma underground), le projet Spions était néanmoins profondément ancré dans la culture pop.
Notons quelques éléments qui entérinent cette affirmation :
- Dès 1975, à Budapest, avant même la création de Spions, Gregory se fait connaitre des milieux de la contre-culture en donnant plusieurs conférences publiques sur le rock et la pop culture.
- Son œuvre peut se lire à travers sa fascination pour la carrière de David Bowie et sa « théorie du changement ».
- En 1976, toujours sous le régime soviétique, il réalisa à Budapest une performance intitulée Plastic Ono (en référence au Plastic band de John Lennon et de Yoko Ono). À cette époque, les performances artistiques publiques étant interdites, les artistes se sont ainsi tourné vers les performances photographiques, diffusant clandestinement les images pour présenter leur travail.
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| "Plastic Ono" (Anton Ello (Gregor Davidow), Budapest, 1976) |
- Les paroles de Gregor Davidow sont toutes profondément imprégnées de références rock et pop, créant un réseau dense d'allusions et d'interprétations intertextuelles.
- En 1986, il a également écrit un livre de divination intitulé « Le Livre de la Reconstruction ». Conçu comme un système divinatoire proche du Yi King. Gregor invitait le lecteur à mélanger et à tirer des cartes, chacune liée à un court texte interprétatif. Ces textes, chacun intitulé d'après un artiste du panthéon rock et pop, cherchaient à éclairer l'état psychologique actuel du lecteur et à anticiper son avenir proche.
- En 1990, il réalisa une série de photographies présentant un répertoire de gestes stylisés pour chanteur de rock. Cette photo a été prise à Londres lors d'une visite en 1990 au producteur Robin Scott.
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| "Rock Singer Gestures" (Davidow, Londres, 1990) |
Communication paradoxale
Le philosophe slovène Slavoj Žižek développe la notion d'ambiguïté comme stratégie de communication. Il soutient que le groupe Laibach et NSK ont miné l'efficacité des régimes en s'identifiant excessivement à leurs aspects cachés – le totalitarisme latent du gouvernement yougoslave. La stratégie de NSK consistait à rendre visible, audible, perceptible ce que Žižek appelle la « face cachée » des systèmes et des régimes politiques. La distinction cruciale (avec les groupes authentiquement fascistes) réside dans le fait que les symboles et la rhétorique utilisés ici visaient à déstabiliser, et non à renforcer, le pouvoir de l'appareil au pouvoir. Pour Žižek, le moyen le plus efficace de subvertir un système est de s'identifier de manière outrancière à sa part cachée ou « maudite ». Si Laibach peut sembler fonctionner comme une machine à imposer une idéologie, il s'agit en réalité d'un mécanisme permettant de la révéler et de la remettre en question. « Laibach lui-même ne fonctionne pas comme une réponse, mais comme une question » (Monroe, 2005).
Pour Spions, cependant, l'ambiguïté deviendra une malédiction. Nombre de leurs projets et collaborations se soldèrent par des échecs, interprétés à tort comme une identification authentique au fascisme, voire au nazisme. Bien que Spions jouisse aujourd'hui d'une réputation culte dans les cercles d'avant-garde de Budapest, cette ambiguïté fut l'une des principales raisons de leur manque de reconnaissance en Occident.
Une conclusion ouverte : trahison et constellation d’avant-gardes dans la culture de masse
Développer une esthétique expérimentale d’avant-garde dans une culture de masse est un oxymore. En ce sens, il s’agit bien d’une approche paradoxale.
L’histoire des avant-gardes occidentales du XXe siècle s’est construite autour de quelques concepts, dont les principaux sont :
- la remise en question du rapport entre l’art et la vie, avec pour objectif ultime de le transformer : « Il s’agit de penser l’activité esthétique comme partie intégrante de l’univers sociopolitique. Il s’agit de penser une forme d’art-vie… L’art doit agir directement dans le monde social et l’art doit agir pour changer la vie. » (Anne Tomiche, 2015),
-la critique de l’institution de l’« art » : les avant-gardes portent un regard critique sur l’institution, ce qui constitue une nouveauté dans l’histoire de l’art.
Une avant-garde au sein d'une culture de masse répond à certains de ces axiomes et se distingue sur d'autres : l'institution de l'« art » se dissout dans les industries culturelles, et l'« objet d'art » doit assumer son nouveau statut de bien de consommation culturel (à la fois art et marchandise, culture et divertissement). Elle doit donc être attentive à la relation entre exotérisme (simplicité de surface lui permettant de s'adresser au plus grand nombre) et ésotérisme (profondeur de propos garantissant sa valeur artistique).
Le détournement des valeurs de l'industrie culturelle implique :
- de construire avec le public un parcours artistique exigeant (acheter des disques et des billets de concert comme moyen de vote),
- d’établir des situations de communication où la gestion du « moment opportun » (Kairos) est essentielle,
- d’utiliser les objets médiatiques comme des emblèmes (portants une dimension plus large que ces objets et incluant une certaine dimension sociale),
- de stimuler le questionnement par une communication paradoxale.
Si l'art doit changer la vie, sa diffusion à un public plus large ne peut qu'être souhaitable. Cependant, une diffusion massive nécessite un usage généralisé de représentations médiatiques, ce qui dilue l'acte créatif dans un spectacle généralisé.
Or, Debord, dans ses « Commentaires sur la société du spectacle », en 1988, enrichit sa notion de « spectacle » à celle de « spectacle intégré », soulignant qu'il n’existe plus rien en dehors de celui-ci. De son côté, Baudrillard, dans « Le Crime parfait », en 1995, proclame la mort de la réalité dans le simulacre numérique.
Dans ces conditions, comment serait-il encore possible de « changer la vie » par l'art ?
Bibliographie :
Abélio, Raymond. La fin de l'ésotérisme, Paris, Flammarion, 1973.
Ballet, Nicolas. Shock Factory – Culture visuelle des musiques industrielles (1969-1995), Paris, Les presses du réel, 2023.
Baudrillard, Jean. Le crime parfait, Paris, Galilee, 1995.
Bell, Simon. “Laibach and the Performance of Historical European Trauma.” Menos Istorija Ir Kritika (Spausdinta) (Kaunas) 16, no. 1 (2020): 105–13.
Bourriaud, Nicolas. Esthétique relationnelle, Paris, Les presses du réel, 2001.
Darbon, Nicolas. Les musiques du chaos, Paris, L’Harmattan, 2006.
Debord, Guy. La société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.
Debord, Guy. Commentaires sur la société du spectacle, Paris, éditions Gérard Lebovici, 1988
Dubois, Eric. Industrial music for industrial people. Rosières en Haye, Camion Blanc, 2007.
Frith, Simon. Performing Rites: On the Value of Popular Music. Oxford, Oxford university press, 2002.
Hebdige, Dick. Sous-culture, le sens du style, Londres, éditions Zones, 1979-2008
Hegarty, Paul. Noise/Music: A History. Bloomsbury. Bloomsbury, 2013.
Krishnamurti, Jiddu. Se libérer du connu, Paris, Livres de poche, 1995.
Kürti, László. “Culture, Youth, and Musical Opposition in Hungary.” In Rocking the State. Rock Music and Politics in Eastern Europe and Russia, edited by Sabrina Petra Ramet. Routledge, 1994.
Monroe, Alexis. Interrogation Machine : Laibach et le NSK, Cambridge, The MIT Press, 2005.
Strange, Simon. Blank Canvas: Art schools from Punk to New wave, London, Intellect Books, 2022.
Szemere, Anna. Up from the Underground: The Culture of Rock Music in Postsocialist Hungary. The Pennsylvania State University Press, 2001.
Tomiche, Anne. La naissance des avant-gardes occidentales - 1909-1922, Paris, Armand Colin, 2015.
Tratnik, Polona. “Laibach and Neue Slowenische Kunst: Deconstruction of Political Memory through Art” Membrana – Journal of Photography, Theory and Visual Culture 7, nos. 1–2 (2022).
Trowell, Ian. Throbbing Gristle: And Endless Discontent. Bristol, Intellect, 2023.
Vattimo, Gianni. La Fin de La Modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne. Traduit par Charles Alunni. Pairs : Éditions du Seuil, 1985.
Hervé Zénouda / Sangheon Lee
1 Lee, Sangheon. “Urgence et Nihilisme : L’émergence Du Punk Hardcore Américain.” Thèse de doctorat, Université Gustave Eiffel, 2022. Lee, Sangheon. “Une mise en musique de l’urgence et du nihilisme: la naissance du punk hardcore américain.” Revue française d’études américaines 180, no. 3 (2024): 105 - 22. https://doi.org/10.3917/rfea.180.0105.
2 Vattimo, Gianni. La Fin de La Modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, 1985.
3 Philosophe et scientifique israélien (1903, 1994).
4 Citation extraite du documentaire qui lui est consacré « Itgaber, le triomphe sur soi » (Eyal Sivan, 1993).
Ce texte est issu d’une conférence faite le vendredi 12 septembre à Cracovie (Pologne) dans le cadre du colloque de l’IASPM (Association internationale pour l'étude de la musique populaire) « The past, the present, the future of popular music research in central, eastern and southeastern Europe » (10-12 septembre 2025).






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