GRAPHIC WORLD : JEAN-CHRISTOPHE CHAUZY & SANG NEUF "Il s'agit sans doute de mon meilleur livre"
DRH |
Quels sont tes premiers souvenirs d'œuvres picturales ?
S'il s'agit des miennes, les souvenirs remontent à bien loin. Je devais dessiner des scènes de choses observées à la télé, des animaux (la vallée des castors, ce genre de trucs, des images de cowboys) ou copier des images vues ailleurs, notamment de BD. J'ai compris quelque chose de l'attraction exercée sur les lecteurs en copiant le profil de Lucky Luke pour la famille. Gros succès d'estime. Je devais avoir moins de dix ans.
Pendant longtemps j'ai répondu sans hésiter une seconde Spirou (période Franquin voire Jijé), vif, dynamique, énervé, instable, inventif. Je reste un grand admirateur de Spirou, mais je suis capable de voir dans Hergé un grand styliste, un inventeur d'un type de récit dessiné classique d'une grande élégance, toujours en rapport avec l'actualité de son temps. Donc, je pense avoir besoin des deux, même si mon approche graphique doit bien plus à Franquin.
D'abord en total autodidacte, en m'inspirant de ce que je voyais ou que je lisais. Jusqu'au bac, je n'ai suivi aucun cours de dessin, ni au collège ni au lycée. Il n'y en avait tout simplement pas. Je pense que j'aurais adoré. Donc, tout seul, dans mon petit coin, j'ai édifié un petit niveau (que je croyais bien sûr très élevé) qui a vite été démonté dans le cadre des études post bac que j'ai suivies en intégrant une prépa qui me destinait au métier d'enseignant en arts appliqués.
Le Reste Du Monde |
C'est un long chemin traversé de nombreuses rencontres réelles et surtout de lecture. Il y a eu plusieurs phases d'influences, correspondant aux lectures qui me fascinaient le plus en BD.
Dernière étape, qui court toujours, celle des influences de l'âge adulte, multiples, déterminantes quant à ma propre orientation en termes de thèmes et de rapport au dessin. Ce fut (et c'est encore la fête) avec Baru, Munoz et Sampayo, Breccia, Herriman, McCay, Prado, puis Ware, Clowes et de tas d'autres également influents.
Sang Neuf |
Humpf, j'ai déjà pas mal de bouquins derrière moi. Je dirais qu'une longue première partie de mon œuvre s'est située sur le terrain des histoires noires ou d'une proximité avec le polar, eu égard à des préoccupations sociales qui ne me lâchent pas (je dois peut-être ça à mon grand-père paternel, engagé au PCF pendant la seconde guerre, ou à l'intérêt de ma famille pour les questions politiques dont le polar pourrait être vu comme une illustration violente, épique et poétique). Ça a commencé avec mes premiers bouquins en tant qu'auteur complet chez Futuropolis (période historique Robial / Cestac), de Vengeance à Sans rancœur (titre en hommage aux Coronados). Ça a continué chez Casterman avec la grande aventure éditoriale des livres adaptés de textes de Jonquet puis Villard nommés plus haut. En parallèle, j'ai réalisé en solo des ouvrages sur un ton plus léger (mais traitant tout de même des travers d'époque auxquels nos lâchetés nous abandonnent) avec un personnage qui est mon avatar, un Jean-Christophe dégingandé, doté d'une haute opinion de lui-même mais un peu veule et empêtré dans son célibat non consenti, flanqué de deux enfants plus malins et vifs que lui (Parano, Béton armé, La peau de l'ours chez Casterman, puis la série Petite nature chez Fluide Glacial).
Les choses changent à partir de 2015 avec la sortie des quatre premiers tomes de Le reste du monde, une série que d'aucuns qualifient de post apocalyptique (je ne savais même pas que le terme existait et il revêt pour moi une signification qui me met mal à l'aise, plus porche de Mad Max que de mes objectifs) où des contemporains (une mère, ses deux fils) font l'expérience d'une catastrophe environnementale sans équivalent, qui bouleverse leur rapport au monde, d'autant que jamais le moindre secours ne leur est apporté. J'ai mis beaucoup d'intensité dans ces récits, que je vois comme une métaphore de ce qui nous tombe sur le coin de la figure sans que nous n'y remédions. J'ai réappris mon métier à cette occasion, travaillant de nouveaux rapports d'échelle (entre personnages et paysage pris comme personnage principal de l'histoire), de nouveaux formats, une plus grande audace en termes de découpage, d'occupation des pages, de rythme et de recours à la couleur comme élément dramatique. Et quel plaisir de redevenir auteur complet de ses propres récits! Je compte finir cette série avec deux derniers livres les mois qui viennent.
Prochaine sortie, le 6 mars, celle de Sang neuf, un ouvrage assez atypique, que j'espère intense et secouant. J'y raconte en noir et blanc et bichromie l'épreuve personnelle traversée pendant les confinements dus au covid où j'ai dû subir une greffe de moelle osseuse pour éviter de perdre la vie. Un vrai récit autobiographique où l'enjeu principal consistait en la traduction de sensations, d'émotions et de bouleversements physiologiques invisibles. Gros pari, dont les lecteurs vont bientôt juger de la réussite. Comme ça, là, je pense qu'il s'agit sans doute de mon meilleur livre.
Par La Forêt |
Comment est-ce de travailler pour des maisons d'édition renommées ? N'est-on pas déçu par rapport à l'idée que l'on s'en faisait ?
Travailler pour des maisons d'édition mainstream garantit d'être payé pour notre travail, à des hauteurs variables dont les auteurs ne savent pas grand-chose, eu égard à une certaine opacité sur ces questions d'argent et à une pratique professionnelle très individualiste. L'important pour moi est d'avoir un bon éditeur, comme responsable qui suit mon travail, me soutient avec exigence et bienveillance et garantit la meilleure accessibilité de mon œuvre auprès du public. J'ai eu la chance de bosser chez Casterman avec deux éditrices qui ont parfaitement rempli ces fonctions et à l'égard desquelles j'éprouve une profonde gratitude (merci Christine, merci Angèle!).
Quels sont les artistes non-graphistes favoris qui t'aident tout de même dans le dessin ?
Les grands peintres, dessinateurs, graveurs, cinéastes de l'histoire de l'art. Là, la liste est très longue, il y a tant à admirer.
Ils sont légion. Ce rapport à la littérature a sans nul doute été encouragé par ma famille. Mon père était prof de lettres et la bibliothèque familiale était (et reste) très riche en ouvrages de toutes époques et genres. Gamin, j'étais autant lecteur de bandes dessinées que de romans et de toutes sortes d'autres bouquins. Ado, après les classiques qui laissent des traces indélébiles (Flaubert / Maupassant pour ce qui me concerne), je suis passé par une période fantastique où ma découverte de Lovecraft fut déterminante et concomitante de mon entrée dans la lecture effrénée de Métal et de romans de SF.
Les découvertes n'ont jamais cessé depuis. Je rappelle souvent le choc qu'a été pour moi la lecture des ouvrages de Cormac McCarthy, découvert sur le tard avec la sortie de La Route. Une baffe incroyable, comme si un auteur avait posé des récits et des mots sur notre mélancolie de fin de siècle et d'effondrement. Cette lecture a été le déclencheur, longtemps après, de ma série le reste du monde, où j'étudie les effets de la catastrophe chez nous, en France.
Mes lectures continuent. Récemment, j'ai été terriblement impressionné par la lecture de Bernard Stiegler, philosophe de la technique et de l'entropie, ainsi que par celle des tenants français de la nouvelle historiographie du nazisme, Christian Ingrao et Johan Chapoutot. Il faut absolument lire ou écouter ces auteurs-là, au plus près de ce que nous sommes de pire, ou par contraste, de meilleur. Je n'ai cessé d'être impacté et influencé par les autrices ou auteurs que j'ai pu lire. J'espère que cela continuera.
Lovecraft, grande découverte d'adolescent. Lui n'était pas dans la bibliothèque familiale. J'ai été sonné par sa capacité à plonger son lecteur dans la terreur par la grâce d'une mythologie inventée de toutes pièces. Il a été ma porte vers la littérature fantastique (j'ai entre autres dévoré les rééditions opérées par NEO dans les années 80).
Illustration pour Fluide Glacial |
Quelles sont tes inspirations pour l'écriture ?
Depuis le début de ma "carrière", j'ai essayé de trouver des sujets qui me paraissaient importants, quel que soit le ton avec lequel je les abordais. L'actualité, la politique, l'environnement, la société et la manière dont la violence apparaît et se déchaîne sont mes principales sources de réflexion. Elles sont sans fin, tant nous nous engageons dans un foutu précipice, tel une troupe de lemmings stupides sanguinaires (j'ai beaucoup de respect par ailleurs pour les lemmings).
As-tu d'autres talents tels que la peinture ou la sculpture par exemple ?
Je ne suis pas le génie polyvalent qu'espérait être Gainsbourg. Je ne pense pas qu'on puisse avoir des talents multiples d'un niveau supérieur. C'est déjà pas mal de savoir faire une chose bien, d'aimer ça et d'approfondir sa pratique. Je cuisine un filet mignon assez sympa, mais c'est quand même dans la bande dessinée que je me sens le plus à l'aise. Dans sa conception scénaristique et sa mise en œuvre dessinée, dans un dessin qui raconte, dans des scènes qui se suivent. Même l'illustration ou la réalisation de dessins de couverture me paraissent relever d'un tout autre domaine, celui où on doit dire beaucoup avec très peu, dans un espace unique alors que celui de la BD se déploie page à page en prenant le temps et l'espace de développer. Bien sûr, j'essaie d'apporter dans mon approche de la narration dessinée ma touche à moi, où la couleur a une grande importance dans l'expression des situations ou des ambiances.
Repos, balades, lectures, musique, réflexion, échanges avec ma compagne puis on s'y remet.
Non seulement c'est souvent le cas, quand je sens que mon dessin pourrait servir ou tirer parti des récits, mais je l'ai déjà pas mal fait. Dans ma période de grande proximité avec les auteurs de polar, j'ai pu travailler avec Thierry Jonquet (la vigie, la vie de ma mère, DRH, du papier faisons table rase), avec Marc Villard (rouge est ma couleur, la guitare de Bo Diddley) et avec Pierre Pelot (l'été en pente douce), et interroger avec eux les perspectives, difficultés et opportunités des questions d'adaptation. C'est un travail passionnant de traduction d'un médium à un autre, dont je pense désormais avoir fait le tour. C'est un plaisir de pouvoir se reposer sur les textes et constructions d'auteurs qu'on admire, de transformer une matière vive faite de mots en images articulées.
Sang Neuf |
Est-ce-que le monde de la BD est difficile, conseillerais-tu à des adolescents d'y voir leur avenir ?
La BD est un métier compliqué en ce sens que rien n'y garantit la réussite commerciale (seule à même de vous faire manger) d'ouvrages sur lesquels on peut passer de longs mois voire des années. Mais c'est le cas de la plupart des carrières artistiques, qui occasionnent des soucis existentiels de cet ordre. Souvent les auteurs ont plusieurs cordes à leur arc, enseignement, graphisme, animation,... C'est souvent nécessaire pour assurer vos arrières alors que vos livres sont mis en concurrence avec des milliers d'autres chaque année et que leur visibilité n'est pas assurée. Mais si la production est si vaste, c'est que ce métier attire malgré les risques qu'il fait courir (je le constate notamment comme enseignant de graphisme). J'en veux pour preuve l'arrivée massive et fructueuse des femmes dans une discipline restée trop longtemps essentiellement masculine, arrivée qui favorise un profond renouvellement des sujets abordés et des formes graphiques. Bref, si la BD est une forme littéraire plutôt circonscrite à un univers français, belge, asiatique et américain (du moins en tant qu'industrie constituée), elle reste un domaine d'exercice très attractif pour les jeunes générations de créateurs.
Bibliographie :
Chez Futuropolis
Vengeance / 1988
Bayou Joey (avec Matz) / 1990
Les écorchés / 1991
Sans rancœur / 1993
Chez Casterman
Peines perdues (avec Matz) / 1993
Parano / 1995
Béton armé / 1996
La peau de l’ours / 1997
Clara (3 tomes) (avec Denis Lapière) / entre 1998 et 2000
La vigie (avec Thierry Jonquet) / 2000
La vie de ma mère (Faces A et B) (avec Thierry Jonquet) / 2001 et 2002
DRH (avec Thierry Jonquet) / 2003
Du papier faisons table rase (avec Thierry Jonquet) / 2006
Rouge est ma couleur (avec Marc Villard) / 2005
La guitare de Bo Diddley (avec Marc Villard) / 2009
Le reste du monde / L’effondrement / 2015
Le reste du monde / Le monde d’après / 2016
Le reste du monde / Les frontières / 2018
Le reste du monde / Les enfers / 2019
Par la forêt (avec Anthony Pastor) / 2021
Sang Neuf / 2024
Chez Fluide Glacial
Petite nature T1 (avec Zep et Lindingre) / 2007
Petite nature T2 ( avec Lindingre et Barrois) / 2008
Petite nature T3 (avec Barrois) / 2009
Petite nature Intégrale / 2011
À qui le tour ? (avec Lindingre) 2013
L’été en pente douce (avec Pierre Pelot) / 2017
Chez Dargaud
Bonne arrivée à Cotonou (avec Barrois) / 2010
Chez Treize Étrange / Glénat
> Revanche T1 (avec Pothier) / 2012
> Revanche T2 (avec Pothier) / 2013
> La vie secrète de Marine Le Pen (avec Fourest) / 2012
Autres éditeurs
J’ai tué mon prof (avec Patrick Mosconi) / Syros / 1993
Novice / PLG / 1999
L’âge ingrat / les rêveurs / 2000
Sonny Boy Williamson (avec Jean Songe) / Nocturne / 2009
Tango Flamand (avec Marc Villard) / Les petits polars du Monde / 2014
Jean-Christophe et Le Reste Du Monde
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