JACQUES THORENS & LE CINEMA BRADY : "ces damnés se croisaient dans ce lieu"



SI vous êtes amateur/trice de cinéma de genre, ce livre est pour vous. Contrairement aux parutions académiques consacrées au cinéma, Jacques Thorens, l'ancien projectionniste du cinéma LE BRADY, lui y a consacré un ouvrage bourré d'humanité. Dans ce témoignage, on retrouve autant de rejetés du cinéma mainstream que de laissés pour compte de la vie.
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Salut, Jacques, ton livre m'a énormément fait penser à celui d'Alan Lomax "Le pays où naquit le blues". En commençant sa lecture, je pensais découvrir l'histoire du cinéma de genre dans une salle culte parisienne. Il s'est avéré très vite le portrait de laissés pour compte de la société. Lomax en voulant découvrir le blues, découvrait l'histoire sociale des descendants des esclaves dans une Amérique raciste. Avais-tu l'intention de l'écrire de cette façon dès le départ ?

C’est plutôt le chemin inverse, au départ je racontais toutes sortes d’histoires rocambolesques qui se déroulaient dans ce lieu, je décrivais ces personnages comiques que je côtoyais et leurs vies fracassées, dans ce quartier singulier et ensuite je me suis mis à rechercher davantage sur le cinéma bis. J’aimais des films comme Braindead ou La Mouche, mais je n’étais pas un spécialiste de ces genres, je les ai en quelque sorte découverts en travaillant dans ce lieu et j’y suis rentré profondément. C’est quelque chose de découvrir que Ilsa la louve des SS ou King Kong contre Godzilla existent en les projetant.


Dans tes évocations de tous ces "spectateurs" du cinéma, malgré leur vie difficile, que tu as si bien dépeint… on ressent une envie de survivre face à tous ceux qui voudraient qu'ils disparaissent. Penses-tu que pour certains les films diffusés avaient une importance quelconque… ou n'étaient-ils là que pour se trouver à un endroit où dormir ou faire diverses rencontres ?

Je pencherai plutôt la deuxième solution, mais en même temps s’ils n’aimaient pas les films ils le disaient, alors je suppose qu’ils avaient des goûts. Parfois, ils engueulaient le film. Un client ne supportait plus la scène de viol dans Baise moi, il voulait que je la coupe. Il faut dire qu’il le visionnait une fois par jour pendant six mois, vu qu’il venait tous les jours et qu’on a passé le film très longtemps. Ils se sentaient plus à l’aise dans ce cinéma que dans un multiplexe policé, où ils se sentiraient pas à leur place.

Après avoir vécu entouré d'autant de rejetés de la société, n'as-tu pas eu envie de te lancer dans la politique afin de changer cette situation ?

Je ne crois pas avoir la diplomatie nécessaire ou la folie pour faire ce genre de boulot. Trop de violence en moi pour avaler autant de couleuvres. J’en fréquente parfois, et ce qui me marque c’est leur côté à côté de la plaque, leur impuissance face au futur qui nous attend, il y a aussi un engagement presque naïf chez eux qui fait leur qualité. 
Ils ont le mérite de vouloir faire ce boulot. Ce qui est inquiétant, c’est que beaucoup de psychopathes sont attirés par ce pouvoir et on leur laisse.

Photo par Philippe Bretelle
Il est difficile de parler de cinéma de genre (qui n'est jamais vraiment sérieux) et de la pauvreté et l'exploitation humaine en même temps. Est-ce que cela a été difficile à écrire ?


C’était du travail, un cheminement de 10 ans entre les premières pages et le résultat, toujours un plaisir. Sous des airs peu sérieux les films de genre peuvent être étonnants, on trouve des messages écologiques dans les films de Bruno Mattei ou Lloyd Kaufman, tout en étant sexistes, certains films bis mettent beaucoup plus en valeur des femmes fortes que certains films hollywoodiens propres sur eux. Ces films sont des mals aimés comme notre clientèle l’était.

As-tu eu des modèles de lecture qui t'ont influencé pour son écriture ? Tu as utilisé un journal afin de le faire, as-tu censuré des choses ?

J’ai écrit sans me poser de questions, au départ juste pour me rappeler de toutes ces histoires complètement dingues. Et ensuite, lorsque j’ai voulu n faire un objet littéraire je me suis demandé quel livre je pouvais prendre comme modèle. J’avoue ne pas avoir trouvé. J’ai pensé à Selby, Buckowski, mais rien ne correspondait vraiment à ce mélange de témoignage, journalisme, sociologie, critique de cinéma singulière, blagues de comptoirs… C’est ce mélange et cette forme libre et inhabituelle qui a attiré mon éditeur qui est très littéraire. Les limites et les carcans sont là pour être brisés. Moi je me suis contenté de vouloir raconter cette histoire comme il me semblait nécessaire de la raconter. Certains m’ont dit : il y a trop de choses dans ton livre, Mocky, la prostitution, les SDF, le cinéma de genre, mais c’est justement ce que je trouvais intéressant : que tous ces destins ces histoires, ces damnés se croisaient dans ce lieu.

Comment t'est venu cet amour du cinéma de genre ?

J’ai plus ou moins toujours aimé le polar, les films fantastiques, mais en travaillant au Brady en l’an 2000 ça m’a poussé à aimer des films moins mainstream, plus barrés, bizarres, gores, plus atypiques, le cinéma asiatique.

Dans ton livre, tu racontes que tu avais décidé de te présenter comme projectionniste à deux des salles de cinéma les plus marginales de Paris. Pourquoi avoir choisi celles-ci et pas d'autres ?

C’était le hasard, j’habitais pas loin. Et un petit cinéma m’attirait plus, même si j’ai fini par travailler dans des complexes (par curiosité là aussi) et je sui même devenu référent technique en 4DX, ce qui est plutôt comique, même si au Brady on avait déjà l’odorama et les mains sur la cuisse.

Que restait-il du "temple de l'épouvante" des années 70 quand tu as commencé au cinéma Brady ?

Il restait le projectionniste qui a bossé à l’époque, les films, sans les bissophiles tous chez eux avec leur VHS, DVD. On a quand même passé des raretés comme Ilsa la louve des SS. Une ambiance, des affiches dans la cabine. Le fanzine de Norbert Moutier sur le Brady.

Les témoins cinéfils de cinéma fantatsiques de cette époque ont une fixation sur les toilettes du cinéma, un endroit où beaucoup été possible. Que penses-tu des clichés dans le milieu des médias de cinéma ?

Oui je pense que les toilettes du Paris Ciné étaient aussi folkloriques, mais le Brady était leur préféré car ils programmaient de l’horreur.


avec Dario Argento

Lisais-tu à l'époque des fanzines sur le cinéma ? Tu évoques par exemple
Cine Zine Zone, Zombie Zine (...), quels sont tes revues de cinéma préférées et pourquoi ?


J’avoue, honteusement, ne pas avoir de revue préférée. Ciné zine zone et Zombie zine, je suis juste un peu jeune, (à quelques années près) pour avoir vraiment connu. J’ai lu un peu les Cahiers, Mad Movies, Positif, mais j’aimais plutôt les livres de cinéma (Michel Ciment par exemple).

Tu évoques les visites de certains membres de revues de cinéma françaises afin de voir des films invisibles ailleurs. Vous sentiez-vous parfois comme une cinémathèque du cinéma underground ?

On aurait pu, on a même passé des films muets, les Vampires de Feuillade, mais on se trouvait surtout baltringues avec nos clochards et nos obsédés sexuels. J’étais là à une période où quand on passait une rareté, personne ne venait à part nos habitués. C’était un peu le passé à quelques années près. Dans les années 90, certains y ont découvert les John Woo ou les Histoires de fantômes chinois.

Dans ton livre, nous pouvons lire "Sans son doublage en français, un nanar n'est pas totalement réussi". Qu'est-ce-qu'un nanar pour toi ? En quoi un nanar en langue française est-il différent d'un nanar en V.O.?


Un nanar pour moi c’est le spectateur qui le crée, en tant que tel, ça n’existe pas. C’est un film qui permet de jouir d’une ambiance créée par le public. De ce point de vue le public des festivals du Rex (qui est la génération d’avant la mode de l’appellation nanar) étaient encore moins respectueux que celui de Nanarland puisqu’ils foutaient le bordel devant des Hammer ou des Fulci. Un nanar c’est un film qui te fait délirer dessus, souvent de façon involontaire, même si on peut se demander si Bruno Mattei et ses Rats de Manhattan n’a pas tout fait pour que ce film soit un sommet. Et pourtant il me semble quasi impossible de faire ça volontairement. Quand à la Vf, et bien parfois les doubleurs qui faisaient leur boulot en quelques heures rajoutaient une couche d’absurdité sur un film déjà gratiné. Il faut pratiquer ce genre de films pour comprendre. Et puis il y a ce parfum du doublage années 80.

En parlant de ces films de série B ou Z, tu écris "Ces œuvres avaient une saveur unique, vierge de tout second degré, impossible à reproduire de nos jours". Pourrais-tu nous donner plus de précisions ? Que penses-tu du fait que Tarantino essaye de le faire à sa façon ?

Justement, Tarantino est déjà dans le méta, dans le quinzième degré la relecture des série B avec la déconstruction de Godard. Moi je préférerais toujours voir les films originaux. Je préfère Chin Siu Tung, Yuen Woo Ping ou Poo Man Kit à kill Bill qui ressemble à une compilation remix, et toujours Sergio Leone, Dario Argento ou De Palma… Je regarde toujours ses films, mais reste toujours un peu sur ma faim. A la rigueur j’aime bien Rodriguez lorsqu’il fait Planète terreur, du vrai bis qui croit à ce qu’il fait. Si je veux du second degré je vais voir Braindead ou Toxic avenger 4 ou Crazy kung fu, au moins ils poussent le bouchon très loin. Sinon récemment Malignant est pour moi un exemple de bis remarquable à la fois too much et à la fois honnête dans sa démarche, et ça ne marche pas visiblement…

à Bologne, toujours avec Dario Argento

Ton évocation du film "La Nuit De La Grande Chaleur" avec les acteurs de genre classiques Peter Cushing et Christopher Lee est formidable. Penses-tu que des versions "bootleg" alimentées de toutes ces scènes ajoutées à ces films pourraient avoir du succès sur support vidéo ?


A l’époque c’était des copies 35 caviardées avec ces scènes pornos, des escroqueries, je doute qu’elles aient survécu aux salles de quartier. Les cinémathèques n’ont sûrement pas gardé ça, on l’aurait déjà vu peut être… ça pourrait fonctionner pour un gag, mais guère plus.

Nous sommes actuellement dans une époque fascinée par la perfection visuelle et audio. Un film doit être vu dans les meilleures conditions possibles. Penses-tu que le charme de la mauvaise copie a pour toujours disparu ?

Malheureusement une génération a subi les mauvaises copies, censurées, coupées et il ne les regrette pas ! Vu la taille de ce que regardent les gens sur leurs portables, je ne suis pas sûr que l’on aille toujours vers la qualité. Les distributeurs escrocs existent toujours, ils ne rénovent pas les films ou parfois n’ont même pas de DCP, ce qui oblige la salle à trouver ce qu’elle peut, me fait dire qu’il est bien possible que l’on en arrive à projeter des films dégueus en MP4, voir de la neige de VHS… cela pour des films introuvables autrement évidemment. La copie dégeue a-t-elle eu un charme ? Parfois une VHS craignos rajoute un côté glauque à un film déjà bizarre (je pense à Devil’s story ou Texas chainsaw) mais ce n’est pas indispensable non plus. Il faut sauver les films, c’est le plus important.

Quels sont tes titres préférés de films diffusés au Brady ?

Les Dario Argento. Dans les films que j’ai passé : Chair pour Frankenstein, La nuit des vers géants. Des Mocky évidemment, Le roi du bricolage, Les Vierges, Y’at ‘il un Français dans la salle...

Jean-Pierre Mocky a été le propriétaire du Brady à partir de 1994. Il pouvait y diffuser ses films. Il connaissait beaucoup de personnes dans le milieu du cinéma, que ce soit de la nouvelle vague ou du cinéma français plus classique. Que penses-tu d'acteurs populaires tels que Bourvil ou Fernandel et de la nouvelle vague ? 

Ce sont des bons acteurs, pour la nouvelle vague (au sens large) je préfère les Italiens dix ans avant, Bergman, Resnais avec Hiroshima mon amour ou Muriel, quelques Truffaut (tirez sur le pianiste, La femme d’à côté)…

Quel est le cinéma qui a la plus grande place dans ton coeur ?

J’aime toutes sortes de films, les bizarreries citées précédemment, des films qui m’étonnent (Ichii the killer, Lady snowblood) mais aussi plus « classique » : Scorcese, Hitchcock, Chaplin, Blier, Kubrick, Lynch, le Cronenberg des débuts, pas vraiment classique. Des films me font jubiler, sans les ranger dans des catégories, sans chercher à les comparer, mais ils sont tout aussi importants : Demons de Lamberto Bava, Les Rats de Manhattan de Bruno Mattei.

En 1986, photo de Dominique Blattlin

En tant que projectionniste, que penses-tu de la représentation de ce métier dans les films "Cinema Paradiso" ou "Inglourious Basterds"?


Pas grand chose. Cinema paradiso est plus réaliste.

Tu jouais de la guitare quand tu t'ennuyais au cinéma. Quel est le genre de musique que tu apprécies ? Tu évoques un concert des Washington Dead Cats au Brady et des amis musiciens rock. Quels sont tes meilleurs souvenirs musicaux ?

J’ai des goûts très éclectiques, ça peut aller de Bach à Tego Calderone (Reggaetone), mais il y a des choses que j’écoute plus que d’autres : les musiques d’Ennio Morricone, Tom Waits, Prince, tout ce que fait Max Cavalera (Sepultura, Nailbomb, Soulfly), j’ai découvert plus profondément la scène Post Punk et je trouve ça excellent (Malaria, The Wirtschaftswunder, Palais Schaumburg, Q4U…) , dommage de pas avoir découvert ça plus tôt (merci you tube), à l’époque il fallait être initié pour avoir accès à cette culture. J’étais plutôt metalleux, puis curiste.

Mes meilleurs concerts : Björk, Rammstein, The Cure, Metallica (dans les années 80 jusqu’à 92), Penderecki (que j’ai rencontré).

Groupes actuels : Igorrr, We butter the bread with butter.

As-tu l'intention d'écrire à nouveau sur le cinéma ?

J’ai eu plusieurs embryons de projets qui n’ont rien donné.

Que t'a amené ce livre ? Tu as par exemple rencontré Dario Argento, peux-tu nous parler de cette rencontre ?

Intimidant et pourtant c’est quelqu’un de très gentil et simple. Il a présenté mon livre à Rome et au festival de Bologne Cinema ritrovato. Je n’ai pas osé beaucoup lui parler, même si j’ai diné avec lui.

Quels sont tes prochains projets ?

Un roman de non-fiction (si on peut dire) autour d’une infirmière et une suite/making of du Brady, histoire de clore l’affaire. J’ai rêvé des suites, mais je n’ai jamais retrouvé les personnages que je décris.

Merci Jacques.










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