ONE STEP BIDOCHE par Patrick Foulhoux (nouvelle inédite)

 Nous continuons cette semaine spéciale avec une nouvelle inédite de Patrick Foulhoux. Bonne lecture !


Patrick Foulhoux - © Emmy Etié

One Step Bidoche

Par Patrick Foulhoux

(Texte déposé à la Société des Gens de Lettres)


respiration bloquée, elle arrive devant la porte métallique au fond de l’impasse. La quinquagénaire s’engouffre dans le labo à l’instant où son poursuivant presse la gâchette. En guise de détonation, le flingue lâche un pet de mouche. Putain de mécanique soviétique ! Depuis la chute du mur et l’ouverture à la concurrence, l’économie socialiste n’est plus ce qu’elle était. Avec des percuteurs de contrebande fabriqués en Chine, qu’est-ce tu veux…

La bouchère claque la porte. Aveuglée par les néons, elle plisse les yeux et donne deux tours de verrou à la volée avant de se retourner vers son mari, pétrifiée. Pierrot s’apprêtait à détailler une longe de porc étalée sur le plot incurvé. Il lève la tête, la main gauche écartant une côte, la droite maintenant la feuille suspendue au-dessus de l’épaule, figé par l’entrée mouvementée de sa femme : « Nom de dieu, qu’est-ce qui t’arrive ? T’es blanche comme une merde de laitier ! » S’exclame-t-il tout en lâchant le bout de bidoche pour couper le transistor posé sur la table qui infusait “Stand Down Margaret”. Léa écarte les bras et se claque les cuisses en soufflant. Elle lui explique que ce fumier d’Arno-du-plateau l’a agressée quand elle sortait de la maison, qu’il l’a chopée par le bras et l’a menacée des pires saloperies s’ils continuaient à refuser l’offre. Par réflexe, elle lui a balancé un grand coup de tatane dans les tibias. Le temps de réaction de l’homme en noir à chevelure cendrée, une charogne au service du brutal Jeff Cercueil, a permis à la bouchère de lui échapper et de dévaler la rue pour rejoindre le commerce où son mari s’affaire depuis deux bonnes heures. Tout en racontant ce qu’il venait de se produire, elle s’assied sur un tabouret laqué blanc, s’accoude sur la table en formica rouge, prend son front à deux mains et lisse ses cheveux en arrière en se massant le crâne du bout des doigts. Pierrot pose la feuille sur le plot, s’essuie les paluches avec un torchon blanc à rayures rouges jeté sur un dossier de chaise. Il agrippe un verre retourné sur l’égouttoir en inox, sort la bouteille de rosé du frigo et en sert un à sa femme. Léa n’est pas du genre à s’émotionner. Elle est charpentée comme une église romane. Bien qu’elle soit souple comme un verre de lampe, elle est capable de pendre une demi-carcasse de veau au frigo sans fléchir. Quand ça ne va pas, elle fait mine de. Mais là, pas la peine de faire semblant, elle a eu la trouille. Pierrot lui laisse reprendre ses esprits avant de penser à haute-voix : « Ils commencent à me les briser les mignons du plateau. Ça, pour ponctionner les petits commerçants et faire les marioles en terrasse, y’a du monde. Personne dit rien. L’union des commerçants mon cul ouais ! Je vais m’en occuper à ma façon de ces troubadours de la rue Ballainvilliers ! » Sa femme le regarde, la tête entre les mains, telle une carpe posant pour Edvard Munch. Son mari n’est pas de nature bavarde. Pas qu’il soit introverti ou désagréable. C’est un bon père, commerçant estimé dans le quartier, affable avec la clientèle et ses rares amis, citoyen exemplaire, contribuable modèle, propriétaire d’une Renault Fuego entièrement restaurée roulant au Sans Plomb 95, plus Stones que Beatles. A l’âge de huit ans, il s’est fermé comme une huitre suite à une dyslexie provoquée par une institutrice de l’école communale qui enseignait le français comme une charretière emmenant la vache au taureau. Handicap qu’il a maîtrisé en apprenant à larlepem largomuche du louchébem. Depuis, il faut qu’il ait chargé la mule force dix pour allonger une phrase sans trébucher sur une syllabe.

Léa lui demande ce qu’il compte faire.


Jeff Cercueil contrôle le centre-ville depuis dix-huit mois en toute discrétion. Il assure la sécurité des commerçants et des résidents avec la bénédiction de la Brigade Anti-Criminalité. Comble d’ironie, sa raison sociale de façade lui permet de bénéficier de subventions publiques. Il dirige une société de production de cinéma, spécialisée dans le documentaire culinaire. Pierrot a été le seul commerçant du quartier à refuser les services du Syndicat de Défense des Franchisés en sachant pertinemment que cette position lui apporterait des cagettes d’emmerdements. Après la désaffection d’une partie de sa clientèle incitée à faire ses emplettes chez les concurrents avec des moyens plus ou moins dissuasifs, le Syndicat s’attaque directement à lui pour la première fois. A sa femme en l’occurrence. Par deux fois, des malfrats sont passés l’intimider au magasin. Il n’a pas tenu compte des menaces. Mais là, Pierrot ne peut pas rester comme si de rien n’était, il doit contrattaquer.

« Jeff-la-Pelloche est passionné de cinoche. Ça tombe bien ! Je lui prépare une spéciale bidoche façon Hollywood-ès-Allier !  »

Il s’empare d’un couteau à désosser en expliquant à sa femme qu’il va ramener cette fiotte d’Arno-du-plateau. Il sait où le pécho. A tous les coups, il est parti boire son café au Massillon, seul bar ouvert à cinq du mat’. Il va aller le chercher et…

« Et après quoi ?» L’interrompt sa femme étonnée par la réaction de son mari plutôt attentiste d’ordinaire.

« Je vais le ramener par la peau du c… » Vlam ! Un coup de masse dans la porte stoppe net Pierrot.

La pendule se décroche de la cloison. Elle tombe sur champ, en appui contre la faïence à damiers noirs et blancs. Il est 5h12. On est en juin, le soleil va se lever. Eberlués, Léa et Pierrot regardent en direction de la porte. Au second coup, elle bondit et d’un pas chassé se réfugie auprès de son mari. Il l’enlace et la pousse au fond du labo, entre le vestiaire métallique gris et le frigo. Il se rue sur la porte, la déverrouille, l’ouvre brusquement et saute sur le grand dadais prêt à frapper de nouveau avec une hache. Il lui plaque la lame effilée du couteau sur le cou et agrippe le manche de la hache avec sa main gauche. Tétanisé, Arno-du-plateau sent la lame l’entailler. La tête de gargouille du boucher se colle à cinq centimètres de la sienne : « Lâche ça où je te saigne comme un porc enculé de ta mère. » feule-t-il en sourdine. L’homme de main, horrifié, baisse les yeux, pas le nez. Le sang coule. « Calme-toi ! Lâche la hache je te dis et entre là-dedans » ordonne-t-il en indiquant le labo. Deux ou trois fenêtres s’ouvrent dans la ruelle à l’instant où ils pénètrent dans l’arrière-boutique. Les coups de masse sûrement. Pierrot verrouille la porte en loucedé. Inutile d’en rajouter. Les voisins penseront à un ivrogne venu s’entraver dans les poubelles après avoir pissé au fond de l’impasse.

Sans relâcher la pression de la lame, Pierrot plaque Arno contre la porte et se colle face à sa trogne pour lui annoncer la suite des festivités : « Maintenant Arno-Peugeot-Citroën, tu vas appeler ton patron et l’inviter à venir manger la tripe avec nous. Ça tombe bien, j’en ai au frigo. Dis-lui de prendre du pain en passant. Pas de la baguette, du pain de campagne ! Tu gardes ton calme, tu causes normal. Si par malheur tu l’alertes comme quelque chose, tu finis en saucisson brioché ! » L’exécuteur des basses-œuvres obtempère sans rouscailler. D’un geste ample et lent, il sort son téléphone du fond de sa poche de veste et respire profondément avant de presser les deux boutons qui le séparent du patron. Pierrot s’approche du combiné pour écouter : « Jeff, tu pourrais venir à la boucherie des Beaux-Arts ? Monsieur Chopinoux voudrait te causer autour d’une tripe. Tu peux prendre un pain de campagne au passage ? C’est ouvert à La Mie Fidèle.

  • T’as vu l’heure qu’il est ? Ça va pas de me réveiller à c’t’heure-là ?

  • C’est urgent.

  • Manquerait plus qu’ça le soit pas. Qu’est-ce qui m’veut le saucissonnier ?

  • Il veut discuter. Vous voulez parler au patron ? Fait-il en s’adressant à Pierrot qui répond non d’un signe de tête en appuyant un peu plus sur le couteau. Arno grimace avant de reprendre :

  • Il veut juste discuter. Ça a l’air important.

  • Je m’habille et j’arrive.

  • Prends du pain, n’oublie pas.

  • Et des croissants au beurre aussi ? Putain, si vous me faites déplacer pour rien… »

Pierrot presse le bouton rouge du téléphone avant que les deux marioles se perdent en considérations ménagères. Il s’empare du portable qu’il pose sur le plot. Il empoigne l’épaule du truand pour le retourner face contre porte. Il lui ordonne de mettre les mains en arrière. Il déroule la ficelle du distributeur pendu au mur pour le menotter serré. Tant mieux si ça fait garrot. Il pousse le quintal de muscles bedonnant après plus de vingt ans de mise en bière vers le frigo. Léa a compris. Elle ouvre l’épaisse porte en bois et s’écarte pour donner accès à l’affreux personnage qu’elle gifle au passage. Et Pierrot paraphe d’un grand coup de pompe dans le derche pour le projeter dans la chambre froide. Il referme la porte et relève la longue poignée métallique qu’il accompagne d’un pet de soulagement.

Dans le feu de l’action, Léa demande : « Et maintenant, on fait quoi ? Si l’autre pince débarque, il va arriver avec ses démonte-pneus pour nous secouer l’échine. Faut se tirer d’ici… » C’est à cet instant précis que deux hommes armés de fusils de chasse entrent par la porte vitrée donnant accès au magasin. Pépé-le-buvard et Le Coulant. Le premier surnommé ainsi pour sa proverbiale descente et son foie siliconé. Et Le Coulant parce que c’est un gros nœud.

Dans la confusion, Léa et Pierrot ne les ont pas entendus arriver. Les charognes font signe au boucher et à sa dame de lever les mains et de ne pas moufter tout en leur collant les canons sous le nez.

(…)

Jeff Cercueil fait son entrée. Fixe Pierrot avant de jeter un regard circulaire dans le labo : « Où est-il ? » Demande-t-il à ses hôtes avec une grimace certifiée médaille d’or au concours Lépine du sourire de babouin constipé. Pierrot répond qu’il est sorti de la boutique il y a deux minutes. Il pensait qu’il était parti à sa rencontre.

« Vous foutez pas de ma gueule monsieur Chopinoux. Vous voyez les caméras là, dit Jeff en désignant du doigt les six objectifs qui balaient le labo, le réalisateur qui est venu vous proposer le documentaire sur le métier de boucher, par le plus grand des hasards, c’est moi qui le produis. Disons que je l’ai missionné. Je ne sais même pas s’il est réalisateur d’ailleurs. Sûrement une engeance d’intermittent encore. Je l’ai racolé pendant le festival du court-métrage. Pas un mauvais comédien en tout cas puisqu’il vous a roulé dans la farine. » Léa et Pierrot sont consternés. Ils sont méfiants d’habitude. Pourtant là, avec son accent italien, il leur inspirait confiance le bellâtre. Ils ont accepté d’être filmés au travail. Ils ont adapté leur comportement face aux caméras qui se déclenchent dès leur entrée dans la pièce et qui enregistrent tout sur une batterie de disques durs installés dans le meuble sous évier. « Voyez-vous, reprend Jeff, il se trouve que les caméras sont branchées sur une salle de contrôle. Vous êtes filmés en permanence. Je sais donc parfaitement où se trouve Arno. » Annonce-t-il en s’approchant de la chambre froide. Ses pitbulls l’accompagnent du regard une fraction de seconde sans lâcher la pression du canon sur le couple boucher. Suffisant pour que Pierrot s’empare du couteau à désosser posé sur le plot et égorge son metteur en joue d’un trait avant d’éventrer l’autre ordure. En se retournant, Jeff prend une enclume sur le museau. La mandale spéciale haltérophile bulgare dont Léa a le secret. Jeff s’effondre, foudroyé. « Pends-le au-dessus du billot. Avec deux crocs, ça ne sera pas de trop, il est lourd le salaud. Je vais désosser ces deux-là. » Annonce Pierrot en chopant Pépé-le-buvard sous les bras pour le hisser sur le plan de travail, pendant que Le Coulant continue de se vider de son sang qui rampe vers le regard d’évacuation situé au centre du labo. Léa s’accroupit, souple du mollet, agile du genou, elle chope le bras gauche de Jeff qu’elle enroule autour de ses épaules. Puis, de l’autre main, elle le ceinture par la taille. Elle se relève doucement. Elle l’assoit sur le plot avant de l’agripper par les flancs, le hisser à la verticale, le pencher légèrement en avant, puis donner un coup sec pour l’empaler sur les crocs : « Putain, il est coudoune ! Il est pas au régime “briques en sauce caillou” de chez mangerbouffer.fr ! » Elle relâche l’étreinte doucement pour s’assurer que la carcasse est bien accrochée. Elle explique à Jeff que ça ne sert à rien de gueuler comme un putois et de se débattre, plus il gigote, plus ça va faire mal. Il tente de lever les mains pour se décrocher. En vain. Il ne sent plus rien. Juste une brûlure atroce dans le dos. Les bras et les jambes sont tétanisés. Un voile apparaît devant les yeux. Il va s’évanouir non sans avoir entendu les dernières consignes du boucher :

« Puisque tu donnes dans le cinoche, on va faire dans l’artistique. Grâce à tes caméras, on va tourner un petit film pour la classe de boucherie-charcuterie-traiteur de l’école hôtelière de Chamalières, la recette du gibier de potence sauce crevure. Ça pouvait pas mieux tomber en plus, samedi, j’ai un banquet de deux cent cinquante couverts. Ils m’ont commandé de la brioche aux gratons. Tu tombes au poil. Si tes copains qui matent dans la salle de contrôle veulent s’inviter au gueuleton, qu’ils nous rejoignent, je ferai des pâtés en croûte en supplément pour le même prix. » Dit-il en fixant la caméra la plus proche.

Dans un ultime sursaut, le truand pousse un cri étouffé pendant que les deux commerçants déshabillent le corps étalé sur le plot. Pierrot lui jette un regard réprobateur : « Putain mais merde à la fin, tu vas la fermer ta gueule ! Silence, on tourne quoi ! » 




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