SOUVENIR SOUVENIR: MEMPHIS SLIM
A Metz, ville grise et de garnison en 1971, il n’y avait jamais de concerts de rock. Il fallait se déplacer à Nancy à 100 bornes de là pour pouvoir entendre du jazz. Mon copain Gilles et moi sommes élèves en Classes Prépas – Maths Spés à Metz et nous proposons au Bureau des Elèves d’organiser l’annuel bal des prépas du mois de Novembre. D’ordinaire ce bal est animé par des groupes de baloches locaux aussi indigents dans leurs reprises de tubes de l’été que dans leurs compétences instrumentales. Evidemment ils ne sont pas très chers. Pour nous, ce bal c’est une occasion pour pouvoir amener sur place de vrais artistes que nous avons envie de voir sur scène.
Nous peaufinons à cette époque notre culture blues et notre plan est d'avoir un bluesman qui puisse aussi faire danser la salle et éventuellement jammer avec d’autres musiciens. Nous pensons assez vite à Memphis Slim qui habite en France depuis une décennie comme Mickey Baker. Ensuite faire venir un groupe de rock de Paris, genre lauréat du Tremplin du Golf Drouot, et notre premier choix est Tac Poum Système. Nous trouvons les coordonnées de ce groupe via Rock’n Folk et leur écrivons. Nous recevons une réponse assez vite avec la pochette de leur EP (sans le vinyle). Nous finissons aussi par trouver un contact pour Memphis Slim, un numéro de téléphone. Ceci se déroule avant les ordis, les téléphones mobiles et l’internet, et c’est à la poste qu’il faut aller bigophoner.
Notre interlocuteur s’avère être Michel Salou des disques Saravah, le responsable du studio des Abbesses. Il s’occupe également de faire tourner des artistes. Le courant passe très bien entre lui et nous et nous lui expliquons que nos moyens financiers seront limités et notre rêve de pouvoir enfin entendre du blues et du rock à Metz. Il nous annonce que Big Joe Williams est également en France au même moment … Cela nous fait réfléchir, Big Joe Williams, le mec qui a écrit « Baby please don’t go », un guitariste incroyable qu’est-ce qu’on fait ?
Et c’est Michel Salou qui nous aide en disant que Big Joe sera apprécié par les fondus de blues mais que c’est Memphis Slim qui fera danser la salle avec son boogie légendaire. Puis il rajoute qu’il a en complément quelque chose de mieux que Tac Poum Système. Il fait tourner les groupes français de BYG records et nous propose pour le même prix de rajouter Cœur Magique et Tribu. Je sais que dans Cœur Magique il y a Claude Olmos, un excellent guitariste qui est passé par Alan Jack Civilization et que dans Tribu il y a Richard Fontaine qui lui aussi était dans Alan Jack Civilization après avoir joué avec Ronnie Bird et Long Chris et monté le duo Cédric et Cléo, une sorte de Sonny and Cher à la française. Nous sommes d’accord et nous mettons en quête de fric car Salou nous a prévenu que Slim se faisait payer en liquide avant sa prestation. Nous réussissons à réunir les fonds nécessaires d’abord en faisant payer à l’avance les billets d’entrée aux étudiants des cinq classes de prépa scientifiques et HEC. Ensuite nous allons démarcher auprès des commerçants de la ville pour qu’ils payent une pub à leur enseigne dans une plaquette que nous allons éditer. Evidemment c’est assez pénible, certains nous font remarquer que nous sommes plus chers que le journal gratuit Vroom Vroom distribué à xmille exemplaires. Mais ils acceptent en général. Nous avons de quoi payer la location de la salle des fêtes et pour le reste nous comptons sur la vente des billets.
Nous signons le contrat mais Michel Salou nous prévient : « - La femme de Slim risque d’être présente et elle chronomètre la prestation de son mari, au bout d’une heure elle arrête tout. » On verra. Nous trouvons aussi un petit groupe de rock local plutôt bien pour « boucher » les trous et chauffer la salle. Nous les avons vus dans un bled près de Metz (où là, rappelons-le, il ne se passe rien) et ils sont ravis d’affronter un public beaucoup plus important que les MJC où ils se produisent.
Nous recevons des affiches de Memphis Slim et un pote nous imprime des affiches annonçant l’ensemble du programme, le lieu et le prix. Les étudiants de première année sont réquisitionnés pour mettre les affiches en ville dans les endroits autorisés. Nous faisons une visite à l’antenne locale de la SACEM où on nous explique les papelards à remplir après la soirée et qu’ils enverraient un inspecteur pour vérifier que tout se passait conformément à ce que nous disions. Gilles me fait remarquer qu’ils sont plus intéressés par la thune que par la musique. Et de fait, le petit bénéfice que nous ferons dans cette soirée sera avalé goulument par la SACEM au centime près. Espérons que ce fut en aide aux musicos.
Nous écrivons à José Artur au Pop Club pour qu’il nous fasse un peu de pub à l’antenne. Ce qu’il fera généreusement, et un nombre non négligeable de personnes se rendirent à la soirée suite à ses annonces.
Et le soir du bal des Prépas tombe en marche. Les musiciens
arrivent ensemble, Cœur Magique, Tribu et Memphis Slim qui demande son fric,
avant d’inspecter le piano à queue que nous avons loué pour lui. Et l’ambiance
se détend, dans les loges Gilles et moi discutons avec Slim à propos de Memphis, la ville,
de son mentor Roosevelt Sykes et du delta blues. Il nous regarde d’un air goguenard en fumant sa pipe .Il s’entretient aussi avec un personnage qui fait partie de l’équipe. Celui-ci est mince, élégant, porte des lunettes. J’ai du voir sa photo dans un magazine de blues ou de rock et je le remets, c’est Daniel Vallencien, ingé du son dans les studios Saravah. Il nous transmet les salutations de Michel Salou et sourit en nous annonçant que Madame Slim n’est pas venue, nous pourrons donc avoir des surprises sympas pendant la soirée. Il part faire la balance avec les deux groupes.
La salle se remplit assez rapidement, nous voyons avec soulagement les billets se vendre. Nous avons prévu un bar discothèque à l’entresol qui lui aussi tourne bien. Le groupe de rock du coin commence à jouer et réussit à faire bouger le public.
Puis viennent Cœur Magique et Tribu. Les incantations et boucles vibratoires de Wakan Tanka font merveille et le rock très 70’s, mi prog mi hard, remplit son office.
Arrive Memphis Slim sous les ovations des spectateurs. Il joue ses classiques, Everyday I have the Blues, Born in Memphis, Mother Earth plus ses boogies spectaculaires. J’aperçois les longs doigts du bluesman marteler les touches du piano, Gilles et moi sommes sur un nuage rose.
Après une heure de musique débridée et un public en transe ou en danse, Slim se lève et salue. Puis il invite les musiciens des autres groupes à le joindre sur scène pour faire le bœuf. Claude Olmos n’est pas le dernier à brancher sa guitare. Et rapidement nous assistons à un super truc. Des musiciens en vénération devant un de leurs maîtres et qui retricotent avec lui des blues magiques. Cela dura encore une heure de plus, la salle est totalement conquise. Puis la danse reprend ses droits avec les courageux rockers locaux jusqu’au petit matin.
Six mois plus tard, Gilles et moi sommes parmi les premiers à être admissibles aux Concours des Grandes Ecoles, il nous faut aller à Paris pour passer les exams oraux. Comme il nous l’avait demandé, nous reprenons contact avec Michel Salou qui nous invite à venir le voir aux Abbesses. Entre deux oraux nous trouvons un créneau pour nous y rendre. Rencontre très chaleureuse, Michel nous dit que l’ensemble des musiciens a beaucoup apprécié le concert de Metz et que nous avons été quasi pros, peut être que les caisses de bière que nous mettions régulièrement dans les loges y sont pour quelque chose. Michel nous demande si nous ne voudrions pas continuer sérieusement l’aventure avec lui au lieu de devenir des ingénieurs. Notre réponse à tous les deux est directe, la musique est une de nos passions, si on en fait un boulot ce ne sera plus pareil. Nous déclinons donc sa proposition.
Après l’avoir quitté nous passons chez un disquaire pour acheter le dernier opus de Memphis Slim qui vient de sortir, l’album Blue Memphis chez Barclay.
Le weekend suivant
nous pouvons l’écouter chez des amis qui nous hébergent. Et le son ressemble
tellement à ce que nous avons pu entendre en novembre, aussi bien Slim solo que
dans la jam informelle, il y a des guitaristes sur ce disque qui connaissent
bien leur blues. Et sur la pochette nous lisons qu’il s’agit de Peter Green et
de Chris Spedding. En plus il y a John Paul Jones aux claviers électriques et
Steve Thompson à la basse.
On a là la fine fleur du British blues qui a fait ses armes chez John Mayall. Peut-être que le concert de Metz a donné des idées du son que Memphis Slim désirait pour son nouveau disque. En tout cas Blue Memphis reste mon disque préféré du pianiste de blues, c'est le souvenir du premier concert que j'ai jamais organisé.
Jacques_b
Commentaires