DU PRIMITIVISME EN MUSIQUE - Crise de la culture, la guerre, le corps sonique…

Jean Dubuffet, en 1945, introduit la notion d’art brut qu’il décrit comme l’art des fous, des marginaux, l’art de ceux qui rejettent toutes traditions en créant en dehors des institutions et du marché. C’est donc bien le fait d’une table rase qui autorise l’art brut, primitif, non d’être relié à une tradition primordiale, mais de refuser toute tradition et toutes règles. Un art inventé de toutes pièces avec des procédures personnelles renvoyant aux émotions originelles. Cette table rase permet de refuser la sclérose d’un certain langage constitué pendant des décennies et finissant par étouffer l’expressivité (« asphyxiante culture » (1)).
La culture a vécu de nombreux moments de ruptures lui permettant de redynamiser sa créativité. Dans le contexte de la musique populaire, l’émergence du rock and roll après la Seconde Guerre mondiale a été sans conteste un de ces moments, défini par le retour vers une simplification extrême du langage musical et un fort appel au corps. Son ambiguïté néanmoins a été que, loin d’avoir fleuri hors des institutions et des marchés, cette émergence a été largement orchestrée par les industries culturelles dont le rock a été, avec le cinéma hollywoodien, un des principaux fers de lance dans la mise en place d’un marché de consommation culturelle mondialisé.
On peut néanmoins repérer un espace musical, où fleurit une référence particulière au primitivisme, que certains nomment le Art Rock (dont l’acte de naissance serait le Velvet Underground sous caution d’Andy Warhol) qui cherche, dans ce cadre marchandisé, une certaine indépendance et des lettres de noblesses plus artistiques. 

Le primitivisme dans la musique populaire 

Cette référence au primitivisme peut être mis en évidence par un fil ténu reliant plusieurs artistes ancrés dans des décennies et des scènes différentes :

Cleveland 1955 : Screamin' Jay Hawkins

Des hurlements, des bruits corporels, une rythmique primitive et un jeu de scène en appelant au vaudou seraient les principales caractéristiques du style développé par Screamin' Jay Hawkins dans la seconde partie des années 1950. La dimension théâtrale de ses concerts le mettant en scène en sorcier cannibale entouré de nombreux accessoires (serpent en caoutchouc, main mécanique coupée, canne surmontée d’un crâne fumant…) influencera de nombreux futurs artistes du shock rock (2). Un des premiers à avoir fait une référence directe au « primitif ».


Californie 1969 : Captain Beefheart

En 1969 et en 1970, Captain Beefheart et son Magick band sort deux opus dadaïstes « Trout Mask Replica » (1969) suivi de « Lick my Decalls Off Baby » (1970) chefs-d’œuvre de déconstruction de leur style originel issu du Blues. Parfait autodidacte, Captain Beefheart chante et joue avec un doigt sur un piano toutes les parties instrumentales transcrites en partition par son batteur John French. Ce manque de connaissances théoriques ainsi que le manque de maîtrise d’un instrument ne l’empêchent pourtant pas de créer une musique complexe faite de polyrythmie et de polytonalité (3) dans un style absolument unique. On retrouve bien ici, et de manière radicale, cette table rase à la racine de l’art brut comme art inventé de toutes pièces avec des procédures personnelles.




Londres 1974 : Throbbing Gristle

En 1973, le collectif d’artistes performeurs Coum Transmission devient un collectif musical : 
Throbbing Gristle considéré comme le « père » de la musique industrielle. Une musique simple, bruitiste et massive, qui porte un discours théorique et visuel sophistiqué et très référencé (William Burroughs, Brion Gysin…). La styliste de mode Laurence Dupré (proche du collectif d’artistes visuels punks Bazooka) élabore pour le groupe une esthétique guerrière du camouflage qui illustre de manière éclairante la dichotomie existante entre une musique primitive d’un côté et un discours complexe de l’autre : un corps sonique puissant, véhicule, en temps de guerre, d’un message sophistiqué et référencé.



Londres 1978: The Slits, The Pop Group…

Si le punk en 1976 a prôné dès ses débuts un retour à une simplification du langage musical (4) et à l’énergie brute, le groupe féminin les Slits a été certainement celui qui a introduit le plus frontalement la question du primitivisme. Ici aussi, les règles musicales sont totalement réinventées par des procédures toutes personnelles, l’esthétique visuelle du groupe s’inspire directement des tribus primitives africaines. Le Pop Group de son côté (et dans la même période) utilise les mêmes références visuelles mais en proposant à l’inverse une musique extrêmement sophistiquée et virtuose mélant l’énergie du punk à la technicité du free-jazz. Le Pop Group est dans ce sens (musique sophistiquée et esthétique visuelle primitive) dans une posture inverse de celle de Throbbing Gristle (musique simpliste véhiculant un discours et une esthétique sophistiquée).




New York 1981: No wave, Vincent Gallo, Glenn Branca…

Enfin, face au succès commercial du Punk et de la New Wave, apparaît au début des années 1980 la NoWave à New York prônant une esthétique bruitiste radicale. Une nuée d’artistes émerge comme DNA (Arto Lindsay, Ikue Mori), Teenage Jesus and the Jerks (Lydia Lunch), Glenn Branca, Vincent Gallo, qui produisent tous des musiques bruitées affranchit de toutes règles où le son (le timbre) est privilégié sur la syntaxe musicale. 




Cette esthétique bruitiste sera reprise une dizaine d’années plus tard à Londres avec le Noisy pop et le Shoegazing (Jesus and the Mary Chain, My bloody Valentine, Ride, Klang…) et la noise expérimentale japonaise ou Japanoizu (Merzbow, Ruins…)

Tous reconnaissent le phénoménal album Metal Machine Music (Lou Reed, 1976) comme pierre fondatrice de ce courant musical.




Occidentalisation du monde (5), la guerre, le corps sonique

Cette table rase qu’est ce retour au primitif est analysable par plusieurs aspects : tout d’abord comme réponse à la sophistication extrême de la culture occidentale qui tourne sur elle-même mais aussi comme une crise d’identité fondamentale produite par effritement des frontières (frontières physiques, frontières entre les genres musicaux, frontières entre les sphères culturelles du savant et du populaire…). Le retour au corps peut s’expliquer comme un certain rejet de l’intellectualité mais aussi comme un besoin de protection face au danger montant (danger externe (hors frontières) mais aussi intérieur (conflits communautaires) ou invisible (crise sanitaire mondialisée)). Ainsi, comme nous l’avons vu chez Throbbing Gristle, cette sophistication culturelle cherche à s’ancrer dans un corps sonique guerrier comme affirmation primordiale de la force vitale pour faire entendre un discours radical. Ce retour au corps souligne, par ailleurs, une réaction à une déréalisation des médias numériques. En effet, après le culte de la nature exprimé par les romantiques et le culte des machines industrielles prôné par les futuristes, le sublime technologique du numérique impose une virtualisation du monde par le calcul généralisé qui n’est pas sans produire des postures compensatoires (6).

Eléments musicaux du primitivisme

Les éléments musicaux du primitivisme musical se trouvent dans un refus de la virtuosité technique au profit d’un plus d’expressivité, une urgence d’un discours brut plutôt qu’une sophistication de la forme. Ce refus s’exprime par une harmonie primaire et des rythmes souvent simplistes, une mise en place rythmique et une justesse des hauteurs approximatives qui imposent paradoxalement une nouvelle marque de reconnaissance dans une valorisation inédite de la figure de l’amateur face à celle du professionnel. Le « mal fait » (voir l’équivalence de l’artiste Fluxus Robert Filliou « Bien fait, mal fait, pas fait ») devient ainsi l’espace privilégié de l’expression qui échappe ainsi à toute analyse ou conceptualisation. L’utilisation, par ailleurs, de la répétition comme refus de la variation et de la forme annihile la téléologie musicale au profit d’un « ici et maintenant » nihiliste indéterminé.
 
Ces éléments de retour au corps et de refus d’une sophistication excessive d’un langage artistique, soulignés dans ce bref texte, se matérialisent dans la figure simplifiée et réifiée à l’extrême du primitif. Cette image d’Epinal n’étant pas sans rappeler l’orientalisme des XVIIIe et XIXe siècles.

Hervé Zénouda


(1) « La culture devient asphyxiante lorsqu’elle vous fait capituler sur votre folie personnelle, vous oblige à vous aligner sur les normes et injonctions sociales. » (Asphyxiante culture, Dubuffet, Les Éditions de Minuit, 1968).

(2) Dont Alice Cooper fut un des plus célèbre représentant…

(3) Voir l’analyse de Frownland par Samuel Andreyev (https://www.youtube.com/watch?v=-FhhB9teHqU&t=39s)

(4) On peut rappeler le célèbre encart publié dans le fanzine « Sniffing glue » (1977) montrant une grille de trois accords avec la légende suivante : « Now form a band »).

(5) L'occidentalisation du monde : Essai sur la signification, la portée et les limites de l'uniformisation planétaire (Serge Latouche, La Découverte, 2005).

(6) Voir l’effet jogging proposé par la médiologie de Régis Debray.

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