FIVE DOLLAR SHOES !
Je me suis parfois demandé, sans que toutefois cela attente durablement à mon sommeil, à quoi pouvait bien correspondre, en valeur du jour, cinq dollars de 1972. Avant de sauter le pas et de faire la recherche. Ce qui n’est pas bien compliqué, d’autres, par logiciel interposé, s’en chargeant pour vous. Moins d’une quarantaine de biffetons, ça propose, ce qui nous rend la chaussure plutôt économique. Davantage Bronx que Park Avenue, si l’on veut rester dans la métaphore locale, Five Dollar Shoes - on y arrive ! - étant un groupe manifestement New-Yorkais. Jugement tempéré par la très belle illustration de couverture, avec ce jeune cireur de pompes croqué en plein ouvrage, renvoyant indiscutablement à des temps plus anciens où la chaussure à cinq dollars témoignait, semble-t-il, d’un certain niveau de vie. Autant d’oiseuses considérations pour masquer le fait que sur ce quintet, je ne sais pas grand-chose. Proche du rien du tout. Hormis le fait qu’il soit responsable d’un seul album, escorté d’une paire de singles, l’ensemble, aussi remarquable fut-il - au moins à nos yeux - passé complétement inaperçu. Anonymat n’ayant, bien entendu, guère aidé à dissiper le halo de mystères les entourant. Enigmes que l’arrivée d’internet n’a pas non plus totalement élucidées.
Et c’est heureux. Nous lâchant, toutefois, quelques indices aidant à mieux cerner tout ça. Une généalogie floutée mais remontant cependant, du moins pour l’un d’entre eux - Tom Graves - jusqu’aux Wild Ones, les interprètes originaux de Wild Thing, le classique de Chip Taylor, plus largement popularisé par les Troggs. C’est un premier indice. D’ailleurs, ce même Tom Graves, on le retrouvera peu après au sein de Street Noise où brille la chanteuse Tina Newkirk, jeune afro-américaine venue de Tampa, Floride. Leur unique album, daté de 69 et rebaptisé ici Six Days On The Road, bénéficiera même d’une édition française via Fontana. 30 cm sur la Face B duquel on découvre deux titres signés Mike Millius, le futur chanteur de Five Dollar Shoes, justement. Information irrigant modestement les soubassements de notre affaire. Millius, auteur, au même moment, du LP Desperado, sous la houlette de Don Thomas, guitariste/chanteur/producteur à la maigre réputation malgré diverses collaborations oubliées avec Dave Berry, les Monkees ou Van Morrison. Faisant d’ailleurs suite à un duo sans grande saveur partagé avec Jean, sa propre sœur, les deux écrivant, par exemple, ‘He’s So Near’, repris chez nous par Marie Laforêt, ceci précisé à l’attention des nombreux accros aux gnangnanteries sixties, dont ce morceau demeure un accablant échantillon. Très loin, en tout cas, de l’énergie et de la ferveur inspirée qui traverse Five Dollar Shoes, ses deux simples et son unique album. Où s’y distingue aussi le batteur Gregg Diamond, personnage haut en couleur si l’on en croit cette rare photo du groupe - il en circule très peu - où il arbore un look glitter du meilleur effet. Plus tard, n’étant pas du genre à passer trop inaperçu, il se relancera en éphèbe disco bionique, l’espace de quatre albums au succès relatif, avant de mourir précocement, en mars 99, deux mois avant son cinquantième anniversaire. Ultime aventure musicale où l’a fidèlement suivi le bassiste Jim Gregory, solide musicien, qui passera ensuite par Pepper, combo disparate, entre rock et funk, où vont également transiter des gens ayant côtoyé d’ex-Young Rascals ou même Cindy Lauper d’avant la gloire. Les deux, Gregory comme Diamond, semblant aussi mouillé dans le dossier Creatures, le backing band de Jobriath. Autant de valses hésitations artistiques confirmant le charactère ouvertement opportuniste de Five Dollar Shoes, assemblage hétéroclite de gens cherchant la lumière en s’inspirant des goûts de l’instant. Pour un album qui est un petit miracle en soi. Rock Stonien en premier lieu, mâtiné de J. Geils Band et d’une pincée de glitter, ce que traduira plus ouvertement leur second et dernier simple, le rutilant ‘Your Rock’N’Roll Band’, 2mn50 de pur bonheur se tortillant vaillamment entre T. Rex, Bowie et Mott The Hoople. Avec certains déhanchements qui ne sont pas sans évoquer Jo Jo Gunne et leur exubérant Run Run Run ! Le morceau de Five Dollar Shoes figurant en bonne place (méritée !) sur la compile Glam-O-Rama vol. 2, où sévissent également Milk ‘n’Cookies, les Equals ou les Heavy Metal Kids du très canaille Gary Holton.
Paraissant
surgir de nulle part, l’autre homme fort de notre mini-saga, c’est
bien entendu le guitariste Scott Woody, forcément très présent
même s’il n’a coécrit que trois des dix originaux proposés sur
l’album. Que l’on retrouvera quelques années plus tard aux côtés
de Klaus Nomi, étoile filante du synth-rock queer expérimental,
qu’il accompagne sur la plupart de sa production discographique,
dans un registre bien évidemment très éloignée du jeu mis en
avant lors de son passage chez Five Dollar Shoes. Association
confirmant une nouvelle fois l’aspect disparate du quintet où tous
semblent obéir aux seuls vents dominants dans une quête désespérée
du coup gagnant. Refusant, de fait, d’être inféodé à un seul
style de musique. Ce qui, suite au spectaculaire insuccès de l’album
et des deux simples, conduira, on l’imagine, à une rapide et
pragmatique séparation. Sans rien soustraire à la force d’un
album défiant temps et modes. Et dont on s’étonne encore
aujourd’hui qu’il n’ait pas laissé davantage de traces. Pas
faute d’avoir mis les moyens côté emballage avec cette classieuse
pochette gatefold, arrondie à chaque angle et supposée représenter
une élégante boite à cirage. On ne se moquait pas du client, à
l’époque. Et le label, Neighborhood Records, avait son compte en
bonnes ramifications, puisque l’album bénéficia quand même d’une
sortie française sous pochette tristement simplifiée et banalisée.
Mais Angleterre ou Allemagne eurent aussi droit à leurs éditions
locales, comme le Japon, l’Australie ou l’Afrique du Sud,
privilège devant tout à Peter Schekeryk, le boss du label,
incidemment mari de la chanteuse Melanie, artiste folk alors très en
vue, dont le récent départ de chez Buddah, a poussé l’époux à
lancer sa propre boite. L’interprète de ‘Bobo’s
Party’
y tenant une place écrasante, puisque l’essentiel des sorties lui
est dédié. Rastus, jazz-rock façon Blood, Sweat & Tears et
l’Ecossais Mike Heron, le multi-instrumentiste de l’Incredible
String Band, étant, hors Five Dollar Shoes, les seules exceptions
d’un label alors quasi entièrement dévolue à la star déclinante
du folk New-yorkais. Mais s’agissant de Five Dollar Shoes,
Schekeryk n’a pas hésité à mettre la main à la pâte,
produisant et dirigeant l’album, tout en se chargeant des
arrangements à part égale avec le quintet. 10 titres enregistrés
au studio Electric Lady avec le fameux Eddie Kramer comme ingénieur
du son, dont la liste des participations est un Who
‘s Who
du rock seventies, couvrant d’Hendrix à Led Zeppelin, de Kiss à
Mott The Hoople. Du chiffre à quelques zéros, le gars ne
cachetonnait pas pour les Petites Sœurs des Pauvres et n’avait pas
davantage acheté son matos au mont-de-piété. Tout ça pour dire
que Monsieur Mélanie ne s’est pas foutu d’eux. ET ça s’entend !
Un machin qui fait fumer les transistors. Alors, on a souvent dit –
trop souvent, peut-être…- que Teenage
Head des
Flamin’ Groovies était le prototype même de l’album que les
Stones avaient oublié de faire, une allégation qui pourrait aussi
être étendue à l’unique Lp de Five Dollar Shoes, tant on y
respire ce fort parfum si familier à tous les accros du tandem
Jagger/Richards du début seventies. Et s’il n’y a pas que ça,
comme chez les Groovies, d’ailleurs, la couleur générale leur
vaudrait aisément un podium s’il y avait un concours du meilleur
30 cm que les Stones ont omis d’enregistrer. Ecoutez ‘Bare
Mattress’,
par exemple, et venez me prétendre le contraire. Idem pour les deux,
trois balades flageolantes, ‘ Rain
Train’
ou le magnifique ‘Let’s
Leave Town’
qui avait tous les atouts pour séduire jusqu’à Gram Parsons en
personne. Et ça ne lésine pas sur le plombant climat urbain et les
petites aliénations allant avec.
Alain Feydri




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