RÉTROVISEUR 6 - KNEBWORTH 1974
S’il est de bon ton de dire que le temps des festivals est révolu, il n’en demeure pas moins que chaque été ceux-ci refleurissent victorieusement. Moins grandioses qu’en 1969 et 1970, ces grands rassemblements évitent aujourd’hui l’affluence sur un même plateau d’une affiche trop imposante et ne durent plus qu’une journée le plus souvent, au lieu des éreintants trois jours d’amour, de musique et paix de la Woodstock Generation. L’obsession de rejouer à Woodstock qui obnubilait tant les organisateurs et le public au tout début des années 1970, semble s’être estompée au profit d’une programmation plus rigoureuse ou la qualité remplace la quantité. Bien sûr, aussi excellents que soient les groupes, ce genre de manifestation reste avant tout l’occasion pour des dizaines de milliers de jeunes de se retrouver, la musique étant plus un prétexte qu’un but. Après le précurseur Monterey, en juin
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Tim Buckley |
1967, on est maintenant loin de la folie de Woodstock ou de Wight, Watkins Glen en été 1973 étant l’exception qui confirme la règle. Malgré tout l’Angleterre demeure le pays des festivals avec Bickershaw et Lincoln en 1972, l’éternel National Jazz, Blues & Rock Festival l’an dernier à Reading et cette année, début juillet, celui de Buxton.
Une fête sans fin dont le dernier épisode vient de se dérouler dans le cadre enchanteur du Knebworth Park (Hertfordshire) le 20 juillet 1974 pour l’unique passage en Europe de l’Allman
Brothers Band. A Londres, avec mon ami Daniel Lesueur, nous notons la une du Melody Maker qui annonce la séparation d’Emerson Lake & Palmer aux États-Unis, nous croisons par hasard un Syd Barrett tout vêtu de rouge toujours énigmatique et peu causant (même pas du tout !), sur les murs et dans le métro s’étale le portrait couleur de Bryan Ferry pour la sortie de son deuxième album solo « Another Place, Another Time ›› (titre déjà employé pour un LP de Jerry Lee Lewis) et nous faisons quelques emplettes chez les disquaires. Et il est l’heure de prendre la direction du Knebworth Park.
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Alex Harvey |
Là nous attend une organisation parfaite, la suite des concerts respecte l’horaire indiqué, à savoir ouverture des festivités vers dix heures, le tout s’achevant aux alentours de vingt-trois heures, même si certaines formations empiètent sur leur temps comme Alex Harvey Band et Mahavishnu Orchestra, d’où la prestation de tout juste une heure quinze de l’Allman Brothers Band en fin de soirée (seule déception de la journée pour un groupe qui joue en moyenne trois heures). La scène, malheureusement unique, d’où la longue attente pour l’installation du matériel entre chaque combo, est plantée dans un vallon verdoyant, juste en face du château, site remarquable que la présence du soleil rend encore plus agréable. Ajoutez à cela une excellente sonorisation et une superbe acoustique, toutes les conditions nécessaires pour la réussite du festival sont pleinement sont rassemblées. Quelque cent mille kids sont au rendez-vous de ce « Bucolic Frolic », nom donné à ce spectacle à Knebworth Park. Une affluence importante qui n’entraîne aucun incident notoire (pas comme chez nous à la fête de l’Humanité en septembre l973), tout se passant dans une ambiance super cool.
C’est par le trop méconnu Tim Buckley que commence cette série de concerts. Programmation regrettable, le passage d’un artiste de la qualité de Tim Buckley ne pouvant trouver son plein impact en début de festival face à un public pas encore totalement préparé à recevoir un show aussi percutant. Le bruyant Alex Harvey Band qui devait suivre aurait mieux fait l’affaire pour ouvrir les festivités et mettre la foule en condition. Néanmoins, et c’est une chance, Tim Buckley est loin de passer dans l’indifférence, sa présence catalysant immédiatement l’attention. Son timbre de voix remarquable, bourré de punch et de feeling, allié à un jeu de guitare incisif accroche sans retenue l’auditeur, son groupe servant fort bien le rock vigoureux de Tim Buckley. Musique vivace mais non violente que ce grand compositeur double de paroles passionnantes, ce qui ne l’empêche nullement d’assurer sa prestation par un jeu de scène évident. Performance-révélation permettant à Tim Buckley de procurer l’un des meilleurs moments de ce « Bucolic Frolic ››. Un grand monsieur de la rock-music.
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Van Morrison |
Le redoutable Sensational Alex Harvey Band prend ensuite possession de la scène pour un show grotesque et trop long qui recueille plus de succès que celui du talentueux Tim Buckley. Ce rock servi par un jeu de scène éculé confirme la mauvaise impression que je m’étais déjà faite d’Alex Harvey en automne 1973 en première partie de Status Quo à l’Olympia. Il faut saluer leur interprétation correcte de « Dance To The Music » de Sly & The Family Stone.
Le Mahavishnu Orchestra de John McLaughlin avec Jean-Luc Ponty, nous offre deux heures d’un rock progressif très vivant. Jean-Luc Ponty excelle à merveille dans ses envolées de violons, et les chorus de guitare John McLaughlin font littéralement décoller l’auditoire dans le cadre d’un festival. Mais son côté mystique et religieux, son costume blanc, le coup de la prière et les références lassantes à son guru Sri Chimoy, font que tout ce cirque dont se pare John McLaughlin arrive à faire oublier que ce qu’il crée avec Ponty et Mahavishnu est captivant.
Le deuxième grand moment de « Bucolic Frolic » à Knebworth Park, après Tim Buckley, c’est Van Morrison qui nous le gratifie. Un Van l’Irlandais encore plus convaincant qu’à l’Olympia le 1er avril 1974 où, pourtant malade, il nous avait présenté un superbe show. Accompagné par l’époustouflant New Caledonia Soul Express, Van Morrison, dans une forme éblouissante, débute au saxo par un « Caledonia » instrumental qui laisse présager une prestation exceptionnel. Dès lors, musicalement et vocalement l’ancien Them se donne à fond dans ses propres compositions mais aussi dans son répertoire habituel avec des reprises de classiques comme « I Believe To My Soul ››. Ou encore lorsqu’il fait un clin d’œil au passé en interprétant « Brown Eyed Girl », son premier tube sous son nom. Les vibrations idéales qui se dégagent de cette performance influent au maximum sur un Van Morrison débordant de feeling, et il en a à revendre. Et derrière, son magnifique orchestre, qui assure avec swing et persuasion, permet à Van Morrison de se surpasser encore et de chanter avec une vigueur et une force phénoménales. Intensité, émotion, sincérité, trois qualificatifs qui résument l’éclatant passage de Van Morrison au Knebworth Park.
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The Allman Brothers |
Tom Johnson (chant, guitare, piano et harmonica), Pat Simmons (guitare), Tiran Porter (basse), John Hartman et Keith Knudsen (batteries) sont maintenant sur scène, soit les cinq musiciens des Doobie Brothers, ce groupe américain dont le succès ne cesse de s’étendre. Pendant près de deux heures, ils nous distillent un très bon country-rock puissant et rondement mené, souvent plus rock que country, axé sur un répertoire alliant aussi bien leurs compositions que des reprises de standards comme « Jesus Is Just Alright » popularisé par les Byrds. La qualité de la mise en place du show des Doobie Brothers caractérise leur travail scénique, prestation idéale pour un public de festival.
Enfin le clou de ce « Bucolic Frolic››, j’ai nommé l’Allman
Brothers Band, encore une fois s’il vous plaît L’ALLMAN
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Mahavishnu Jean-Luc Ponty & John McLaughlin |
BROTHERS BAND : applaudissements enflammés. A l’arrière, les deux, batteurs : Butch Trucks et Jaimoe, et de droite à gauche : Chuck Leavell au piano, Lamar Williams à la basse, Dicky Betts à la lead et slide guitare et au chant, et Gregg Allman à la guitare pour les deux premiers morceaux puis à l’orgue et bien sûr au chant pour la majorité des titres. Dès l’introduction, et ce malgré la courte durée de leur set par rapport à la longueur des shows qui ont fait leur renommée (cf. Atlanta et Watkins Glen), l’on sait que l’Allman Brothers Band est loin d’avoir usurpé sa réputation. Même s’il existe aujourd’hui des frictions entre Gregg et Dicky Betts depuis la mort de Duane Allman fin octobre 1971, le fameux Deep South Sound engendré par le groupe est révélateur de la très haute tenue des musiciens et de leur cohésion. La section rythmique de l’A.B.B. assurant aux deux leaders Dicky Betts et Gregg Allman de se lancer dans de magistrales improvisations (cf. leur version de « Stormy Monday Blue » de T. Bone Walker ou leur dédicace à Duane).
Malheureusement, c’est devant un public debout et enthousiaste mais fatigué que se produit le célèbre groupe américain, et il se manifeste à peine lorsque l’Allman Brothers Band termine son show. Néanmoins la dualité entre les coulées de guitare de Dicky Betts et les nappes d’orgue de Gregg Allman doublées des voix émouvantes et bluesy de ces derniers est d’une formidable persuasion. Puisant dans leur dernier album « Brothers & Sisters » et dans leurs classiques, l’A.B.B. décolle pour de formidables délires où la guitare de Dicky Betts fait de véritables prouesses. Il est maintenant vingt-deux heures et quarante minutes et il y bientôt une heure quinze que le groupe est en scène, le festival se terminant à vingt-trois heures, sans espérer voir l’A.B.B. dépasser l’horaire, on est tout de même surpris que leur passage prenne subitement fin, le public se contentant d’applaudir sans broncher. Une fin en queue de poisson pour ce « Bucolic Frolic » qui reste malgré tout une grande journée dédiée à la rock-music, et le plaisir de découvrir enfin en concert l’Allman Brothers Band qui n’a pas manqué de nous procurer un bonheur incommensurable, ce que fut le festival de Knebworth Park 1974.
Jacques LEBLANC
Juke Box Magazine
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