HOT WAX - BOOTLEGS - L'INDUSTRIE PARALLELE
Bien qu'il soit à peu près certain que les premiers disques bootlegs sont apparus avant la fin des années 60, le terme pour les désigner est utilisé à partir de ce moment-là. Le premier 'bootleg' album serait donc Great White Wonder de Bob Dylan, deux 33 tours emballés dans une pochette blanche, sans aucun titre, ni aucune référence de matrice. Les premiers exemplaires proposés aux disquaires de Los Angeles ont des labels Rocolion, mais les copies suivantes sont livrées avec labels vierges et les pochettes sont très vite tamponnées de trois lettres au recto: "G.W.W." pour Great White Wonder. Sortie en août 1969, cette « Grande Merveille Blanche » est suivie de près par Live R Than You'll Ever Be des Rolling Stones qui voit le jour en décembre 69 et Flyer de Jimi Hendrix en avril 70.
Pour commencer, précisons qu'un bootleg n'est pas un pirate et encore moins une contrefaçon. Un pirate est une copie illégale d'un disque du commerce avec des écarts par rapport à l'original (des titres en plus ou en moins, une pochette différente, le vinyle d'une couleur inédite, etc) . Par exemple, le LP Daydream Nation de Sonic Youth sorti en Russie sur le label tout aussi pirate AnTrop reprend le recto de la pochette d'origine mais pas le verso. Le nom du groupe ainsi que les titres sont écrits en russe et ce n'est qu'un simple 33 tours alors que l'officiel est un double. La contrefaçon, quant à elle, est tout simplement la copie illégale d'un disque du commerce, comme «Montage Of Heck: The Home Recordings » de Kurt Cobain, en tous points identique à l'officiel jusqu'au logo Universal Music.
Il faut remonter à la prohibition pour trouver l'origine du mot « bootleg ». A l'époque, les bootleggers sont des trafiquants d'alcool qui cachent parfois une bouteille dans la partie haute de leurs bottes, littéralement « jambe de la botte », soit « boot-leg ». Le terme est repris des années plus tard pour désigner un autre objet de contrebande : le disque. Mais pas n'importe lequel, celui qui propose autre chose que ce qui est disponible dans le commerce : concerts, démos, « outtakes », répétitions et même des interviews.
Les premiers bootlegs résultent d'un travail d'amateurs, de fans, « d'artisans », sans aucun label comme c'est le cas pour l'album de Dylan ou celui d'Hendrix. D'autres, en revanche, ont un nom tel que Jarris Records et son unique bootleg des Beatles The Silver Album Of The Worlds Greatest ou encore Lurch Records qui sort quelques disques des Stones dont Live R Than You'll Ever Be avant de disparaître.
Cet artisanat parallèle se développe et devient très vite une industrie. Dans les 70's, on voit apparaître des spécialistes du bootleg, aux USA et en Europe tout d'abord, puis au Japon et en Australie. TMQ (ou TMOQ pour Trade Mark Of Quality) est l'un des premiers à travailler à l'échelle industrielle. C'est lui qui ressort Great White Wonder en 1973 et qui inonde le marché d'albums des Beatles, Pink Floyd, Led Zeppelin, The Who, etc. Apparition également de ZAP (Ze Anonym Plattenspieler), TAKRL (The Amazing Kornifone Record Label ), Impossible Recordworks, Wizardo, K&S, Ruthless Rhymes puis Slipped Disc, Swinging Pig et tant d'autres.
Le travail artisanal se poursuit toutefois avec des petits pressages comme par exemple White Riot de The Clash et No Fun des Sex Pistols, tous deux sortis sur un label éphémère du nom de PFP (Punk For Pleasure) et pressés à environ 500 copies chacun. Une partie est vendue en pochette blanche parfois tamponnées du nom de l'album et du groupe, l'autre avec pochette plus luxueuse imprimée en noir et blanc. The Clash devient alors Take It Or Leave It et Sex Pistols, The Good Time Music Of The Sex Pistols. Ils sont ensuite copiés par d'autres bootleggers, avec labels et pochettes différents car lorsqu'un disque a du succès, qu'il ait été fabriqué à grande échelle ou pas, les concurrents ne se privent pas pour le rééditer. Deux méthodes existent alors: négocier une bande contre une autre en « bons commerçants » pour faire du travail propre ou bien copier un vinyle de seconde main au risque de sortir un album qui craque dès la première écoute ...
1976, il fait vilain temps pour les bootleggers américains. Le FBI met le nez dans le business des contrebandiers et procède à des saisies assez importantes. Malgré cela, les affaires reprennent après un certains temps grâce à l'organisation de la filière parallèle. Des bootleggers ont eu le temps de récupérer les matrices ou des copies « mint » (en parfait état) qui vont tout bonnement servir à refabriquer ce qui a été détruit par le FBI afin de continuer à remplir les tiroirs caisses. 1980, même chose, saisies, destruction des stocks, accalmie puis les presses fonctionnent à nouveau.
Tant qu'il y a du cash à gagner, les ateliers clandestins ne s'arrêtent pas, il est donc faux de penser qu'un bootleg est toujours fabriqué en petite série. C'est parfois le cas, comme nous venons de le voir avec le label PFP, mais bien souvent l'appât du gain incite à presser en grande quantité ou à refabriquer sans rien modifier ni au packaging ni au contenu, ce qui revient au même. A part les 33 tours japonais ou suédois tirés à 250 ou 300 copies, les australiens à 500, la plupart du temps les pressages se font à 1000 ou 2000 exemplaires minimum.
Si les premiers bootlegs ont vraiment l'allure de disques de contrebande avec pochettes et labels entièrement vierges, le produit évolue rapidement car les bootleggers l'ont compris, plus c'est beau, plus ça se vend et ça se vend cher ! Le canadien K&S presse ses vinyles en noir mais aussi en couleur ou « splash » (multicolore) pour offrir plus de choix aux collectionneurs, TAKRL et plus tard The Swingin' Pig sortent leurs disques dans de belles pochettes imprimées recto-verso et d'autres proposent des picture-discs ou des coffrets.
Au milieu des années 80, les petits labels australiens "What's The Beef Records" et "Happy Porpak Record Productions" fabriquent des disques avec pochettes "glossy" et labels soignés. Si le contenant donne envie, le contenu laisse parfois à désirer, le son étant assez médiocre voire carrément horrible selon les disques.
Ce ne sont pas des cas isolés car dans ce monde parallèle tout est permis, tout est possible et il y a parfois de très mauvaises surprises. Un LP inaudible bien emballé proposé trois à quatre fois le prix d'un officiel peut être écoulé assez facilement. Si le client moyen déchante rapidement une fois l'objet posé sur la platine, le fan hardcore est prêt à casser la tire-lire pour ajouter cette pièce à sa collection, quite à ne pas l'écouter. Cela aussi, les bootleggers l'ont bien compris.
D'autre part, le bootlegger étant un peu joueur, il n'est pas rare qu'il essaie de brouiller les pistes. Sur la pochette ou les labels des disques figurent souvent le nom d'un pays qui n'est pas celui d'origine et des indications qui sèment le doute. Par exemple, sur les disques Happy Porpak Rec. Prod. se trouve un «Ø» utilisé dans les pays scandinaves, alors que nous venons de voir que ce sont des productions australiennes. Citons également un joli «Belgium » sur la première version du label américain Raven qui devient italien au cours des années 80 avec un numéro de la SIAE bidon (Sacem italienne). Le « Made in Germany » de Ruthless Rhymes tout aussi américain ou « Made in Holland » qui accompagne un joli texte de copyrights sur les labels suédois « Gun Records » ne sont pas mal non plus.
A noter que certains flibustiers utilisent parfois les mêmes macarons pour des disques différents, comme les labels bleus Acid Speed utilisés aussi bien pour Led Zeppelin que Sex Pistols ou bien une copie bas de gamme noire et jaune du label Spunk des mêmes Sex Pistols qui a servi à une quantité non négligeable de réalisations TAKRL : Beatles, Elvis Costello, Patti Smith, Grateful Dead, Supertramp, Elvis Presley, Genesis etc. Cette utilisation systématique du même macaron fait qu'un disque finit parfois dans la mauvaise pochette, autant regarder les numéros de matrice si on les connait pour être certain de ce qu'on achète.
Les rois de l'embrouille sont ceux qui pompent carrément le logo de la maison de disque officielle comme les petits malins qui ont sorti les bootlegs des Stooges Stukas Over Disneyland et Dirty Ass Rock N'Roll avec un joli E d'Elektra très proche de l'original.
Inversement, un même album est parfois disponible avec des labels différents, c'est souvent le cas des productions américaines comme Ruthless Rhymes qui existent avec macarons Slipped Disc Records (et son joli « 21 Boulevard des Moulins, Monoco »), Full Tilt, Canyon, Unmitigated Audacity, The Wizards Quest etc. Le Patti Smith You Light Up My Fire en est un bon exemple (on note au passage l'utilisation de labels TAKRL sur certains exemplaires...) ou encore Can You Please Crawl Out Your Window de Jimi Hendrix qui existe avec labels Dragonfly, Ruthless Rhymes ou Raring Records alors qu'à la base, c'est le même disque, les mêmes numéros de matrices « JIMI I A » et « JIMI I B ».
Slipped Disc Records "21, boulevard des moulins, Monoco" USA |
Normal, il s'agit des productions d'Andrea Waters, connue sous le pseudo Vicky Vinyl, et de son associé John Wizardo, deux bootleggers américains qui ont inondé le marché du disque dans les années 70 et 80. Beaucoup d'enregistrements clandestins sont passés entre leurs mains : Bruce Springsteen, Genesis, Yardbirds, Queen, Tom Petty & The Heartbreakers, Neil Young, Iggy & The Stooges, Rolling Stones, Beatles, Grateful Dead, David Bowie, la liste est longue... le nombre de labels qu'ils ont utilisé aussi.
Les emballages varient également. C'est le cas du repress de Live R Than You'll Ever Be des Stones sorti par TMOQ en 1974 dont il existe au moins trois pochettes différentes.
Et que dire des sources d'enregistrements volontairement erronées pour embrouiller le client ? Ainsi un live d'AC/DC à Paris devient un mystérieux concert en Allemagne, celui de Guns N'Roses au Ritz déménage à Passadena etc.
Les bandes, quant à elles, sont fournies par un peu tout le monde, y compris les groupes eux-mêmes dans certains cas. Ainsi, un bootleg peut contenir un enregistrement « audience » (fait depuis le public), « console » (depuis la sono) ou des bandes discrètement sorties d'un studio ou d'une salle de répétition. Metallica, avant de devenir une machine à pognon bien huilée, proposait un emplacement spécial dans le public pour les spectateurs qui souhaitaient enregistrer leurs concerts. On a longtemps raconté que Keith Richards collectionnait les bootlegs des Stones et refilait des bandes aux bootleggers pour alimenter le marché et sa collection personnelle. Il se raconte également que Bono achèterait régulièrement des bootlegs de U2 tandis que sa maison de disque mène une guerre sans pitié contre les bootleggers.
U2 encore, en 1991 sort The New U2, Rehearsels & and Full Versions, un quadruple LP qui devient vite un coffret en vinyle couleur avec disque bonus. Le contenu est en grande partie des enregistrements studio que le groupe se serait bêtement fait voler dans une chambre d'hôtel. A l'époque, l'affaire fait grand bruit, beaucoup de journaux en parlent, et les membres de U2 se disent furieux d'avoir été dépouillés de leur travail. Mais Bono collectionne les bootlegs de son groupe et apprécie toujours le contact avec les médias, certains imaginent alors qu'il s'agit d'un gros coup de pub pour le futur album.
Logo Elektra sur un bootleg des Stooges |
Au début des années 90, le bootleg CD devient le support favori des contrebandiers (même si ces derniers continuent parfois à presser des vinyles). Il inonde le marché et se vend à prix modique comparé aux albums des décennies précédentes. Quand un bootleg vinyle valait 4 à 5 fois plus cher qu'un officiel jusqu'à la fin des 80's, le prix d'un CD est généralement aligné sur celui des disques du commerce (environ 15€). Et le pire pour l'industrie musicale, c'est qu'il est considéré comme légal dans la plupart des pays d'Europe pour une sombre histoire règlementaire, un vide juridique qui permet aux fabricants, grossistes et détaillants de dormir tranquille. Les disques sont en vente partout, chez les indépendants, dans les grands magasins, par correspondance via la presse musicale et l'offre devient plus importante chaque jour.
Ainsi, des bootlegs devenus "légaux" sont fabriqués en Allemagne, Italie, Luxembourg et viennent littéralement inonder le marché sans que cela pose problème, du moins pendant un certain temps. On peut même acheter toute la collection d'un label grâce à un bon de commande qui se trouve dans le livret du CD, accompagné de l'adresse du label ! Les principaux fabricants sont KTS (Kiss The Stone), Great Dane Records, Swinging Pig, Black Panther, Live & Alive, Octopus, Backstage, Yellow Dog et Scorpio. Comme avec les prédécesseurs des 70's, un label peut en cacher un autre. Par exemple, les "sous-labels" ou "associés" de Scorpio se nomment Punk Vault, Wild Wolf, Deep Six etc. Sur son catalogue, KTS propose aussi les CD de Big Music, Cocomelos Records et Nikko Records.
Si toutefois la plupart de ces productions sont plus ou mois "honnêtes", de vrais CD bootlegs s'engouffrent dans la brèche. Pas de label, pas d'adresse, pas de bon de commande, un vrai retour aux bases, des disques bruts, de la contrebande à l'état pur.
Nirvana. Autant de bootlegs vendus que d'officiels? |
A la fin des années 90, la législation change, les stocks sont saisis, les disquaires condamnés et ces disques sont à nouveau considérés comme illégaux. Ils retournent dans la cour des bootlegs qu'ils n'avaient finalement pas vraiment quitté.
Face à cette industrie souterraine, les maisons de disques ont toujours essayé de trouver une parade avec des albums intitulés Bootleg Anthology ou Live ! Bootleg mais jamais elles n'ont réussi à arrêter le phénomène. Et finalement, le bootleg est-il vraiment dangereux pour leur économie? Pas sûr, répondent certains qui affirment que celui qui achète les bootlegs possèdent déjà toute la discographie officielle, rééditions comprises, des groupes qui l'intéressent. Ce client du marché parallèle veut simplement compléter une collection par des enregistrements hors commerce. Et d'après le livre de Clinton Heylin (Bootleg !) un des grands noms de l'industrie du disque, Richard Branson (aujourd'hui milliardaire) a commencé par vendre des bootlegs dans ses magasins Virgin !
Aujourd'hui, même si le marché de l'officiel est différent parce que les supports se vendent moins bien et que le public « consomme » de la musique sur internet comme on mange des yahourts, les bootlegs continuent à apparaître au fil des années. Ce sont souvent des petits pressages à 200 ou 300 exemplaires, parfois moins, ou carrément des disques gravés à l'unité, fabriqués à l'aide d'appareils que l'on peut acquérir pour moins de 10,000€. Ce qui a changé, c'est que les cadors de l'industrie parallèle n'existent plus. Même si des fabricants utilisent encore le logo et le nom de TMOQ ou K&S, il ne s'agit pas des originaux américains. Disparition également de TAKRL, ZAP, KTS etc.
Rappelons que si cet article est consacré aux disques audio, un bootleg peut aussi être une vidéo, VHS ou DVD. Enfin, précisons que cet article est publié à titre d'information uniquement et n'a pas pour but de promouvoir ou d'encourager la fabrication et la commercialisation de bootlegs.
Un peu de lecture pour ceux que le sujet intéresse:
1986 - Hot Wacks de Bob Walker, Collector's Guide Publishing, Incorporated
1995 - Bootleg: The Secret History of the Other Recording Industry de Clinton Heylin, St Martins Presse
2015 - Bootleg, les flibustiers du disque de Alain Gaschet, Éditions Camion Blanc
Sur internet:
- The Amazing Kornyfone Record Label tout ou presque sur les bootlegs vinyles.
- DISCOGS avec des pages de disques « unofficial » interdits à la vente qui permettent toutefois de s'informer.
- GWW the Beginning la page de Ken Douglas, l'homme à l'origine du Great White Wonder de Bob Dylan.
Fernand NAUDIN (Merci d'avance pour vos commentaires !)
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