BOSTON CITY LIMITS #2: The MODERN LOVERS
En avril 75, John Cale joue au Bataclan à Paris, accompagné par Chris Spedding à la guitare. C’est sa période Island Records après Fear et Slow Dazzle. Vers la fin du concert, Cale, lunettes noires et air sombre, explique depuis son piano qu’il va interpréter une chanson d’un groupe avec lequel il a travaillé, the Modern Lovers. Il s’agit de Pablo Picasso. C’est ma première confrontation avec un titre de ce groupe, une musique inhabituelle, des paroles étonnantes (Pablo Picasso n’a jamais été appelé un trouduc et quand il longe l’avenue au volant de sa Cadillac Eldorado, les filles deviennent vertes comme des avocats…) qui donnent envie d’en entendre plus. Mais le groupe n’existe déjà plus et il faudra attendre 1976 pour découvrir son premier album mythique.
L’histoire des Modern Lovers peut se résumer comme celle d’un malentendu entre un jeune homme tourmenté et quatre musiciens ambitieux qui croyaient en l’avenir de leur groupe. Tout commence à Natick, Massachussetts, une petite ville de la banlieue ouest de Boston, où les seuls endroits excitants dans cette brouillasse anonyme sont les centres commerciaux ponctués par des ribambelles de magasins de matelas. C’est là que le jeune Jonathan Richman se sent à l’étroit dans sa famille américaine classique et rêve de partir dans la grande ville depuis que son père, représentant de commerce l’a emmené voir New York. Son seul refuge est son transistor sur lequel il écoute du rock’n roll, voilà ce qu’il veut faire, du rock’n roll. Il a un voisin de quatre ans son cadet qu’il initie à cette musique vitale pour lui. Il s’agit de John Felice le futur leader des Real Kids. En 67, Jonathan a une révélation quand un copain du lycée vient le voir avec un disque qu’il veut échanger contre un disque des Fugs, que Jonathan lui a promis.
Il s’agit de l’album à la banane, The Velvet Underground and Nico. Jonathan est tout de suite attiré par cette musique qui lui rappelle les paysages urbains qu’il aime tant et qui est à cent lieues des chansons hippies qu’il n’apprécie guère. L’introduction d’Heroin est pour lui une merveille, il devient un fan inconditionnel du Velvet dont il admire l’honnêteté et le réalisme. Ses parents lui achètent sa première guitare et il commence à composer des chansons qu’il répète inlassablement avant de se lancer devant un public. Le voisinage est dérangé par cette guitare qui émet ces riffs bien forts.
A Boston, dans le quartier de Cambridge, le Common est un parc où tous les dimanches après-midi des formations, chanteurs et autres saltimbanques se produisent devant les promeneurs. Jonathan qui connaît un des organisateurs décide de tenter sa chance. C’est donc en 1967, à 16 ans, qu’il interprète ses premières chansons au milieu de groupes plutôt inspirés blues ou planant flower power. Evidemment il dépare un peu, il a des cheveux courts, un blouson en plastique blanc et joue sur une stratocaster turquoise avec un petit ampli. Le public tout à fait hippie est décontenancé, amusé ou carrément hostile quand il entend I grew up in the suburbs, Ride down the Highway, et Howard Johnson’s. Dans ces premiers titres Jonathan magnifie les paysages colorés par les néons des grandes surfaces et des restos qui jalonnent les banlieues, et il est en quête de l’âme sœur avec qui partager cet univers un peu kitsch. Et il chante déjà ce qui deviendra son classique, Roadrunner. Ce qui frappe l’assistance c’est la manière dont Jonathan vit ce qu’il chante, il exprime une émotion authentique parfois à la limite des larmes, il vit en direct ce qu’il dit et conquiert ainsi ses premiers fans, pas grand monde mais suffisamment pour être invité à renouveler ses prestations d’un dimanche à l’autre. Willie Loco se souvient l’avoir vu chanter muni uniquement d’un gant de base-ball dans lequel il frappait pour donner le rythme. Jonathan commence aussi à jouer en ville en s’installant au coin des rues commerçantes même si personne ne semble vraiment intéressé, lui ne doute pas et pense que sa mission est de communiquer ses émotions au monde qui l’entoure.
Durant l’été 67, le Velvet Underground démarre une série de concerts au Boston Tea Party, une salle de spectacle cogérée par leur manager Steve Sesnick.
Evidemment Jonathan avec son aplomb habituel ne doute pas un instant qu’il va pouvoir être compris par les membres du groupe et va à leur rencontre. En fait il tape l’incruste et finit par devenir ce gamin qui vient lire ses poèmes à la gloire du Velvet pendant que le groupe fait son soundcheck et les aide à ranger le matériel après. Il est de tous les concerts et devient leur mascotte. Mais ni Lou Reed, ni John Cale ne s’imaginent alors que Jonathan veut devenir musicien et pourtant ils acceptent qu’il ouvre pour eux à Springfield, Massachussetts, la tête d’affiche étant le Grateful Dead.
Il chante 6 titres qui laissent le public pantois, en particulier Howard Johnson’s à la gloire de la chaîne de restos qui jalonnent sa banlieue (‘I see the restaurant, it’s my friend’). Pour Jonathan c’est un évènement incroyable dont il rabat inlassablement les oreilles de John Felice. Celui-ci lui dit que c’est le moment de monter un groupe mais Jonathan n’est pas prêt et doit terminer le lycée comme promis à ses parents. En 69, il est graduate, pense que la scène est son avenir et déménage à New York, son rêve se réalise. Il retrouve le Velvet, se fait héberger chez leur manager et enchaîne les petits boulots pour vivre. De porteur de journaux à magasinier dans un supermarché et même aide-serveur au Max’s Kansas City le club où il retrouve le Velvet et rencontre Andy Warhol et les joyeux drilles de la Factory. Mais New York n’est pas Boston, tout est plus grand, plus extrême et s’y faire un nom est très difficile. Jonathan est frustré, sa carrière patine, il n’a aucune visibilité. A l’été 1970, Lou Reed a quitté le Velvet Underground et Jonathan décide de retourner à Boston car il se sent seul et sans amis. Mais auparavant comme beaucoup de jeunes américains il va faire un tour en Europe et en Israël où la vue du désert est une révélation pour lui. A son retour, il annonce à John Felice qu’il est ok pour monter un groupe et le guitariste en devient avec enthousiasme le premier membre. Pour trouver un batteur, Jonathan pense mettre des annonces chez les disquaires et dans le premier magasin à Kenmore square, le vendeur derrière le comptoir dès qu’il lit le mot batteur sur le petit bout de papier dit à Jonathan qu’il est batteur, qu’il a vu Jonathan sévir au Common et qu’il aime ses chansons malgré le public hostile. Il s’agit de David Robinson qui amène dans son sillage le bassiste Rolfe Anderson, un étudiant client du magasin de disques. Le groupe doit maintenant trouver un nom. Après avoir envisagé The Modern Dance Band, the Danceband of the Highways, the Suburban Romantics et Jonathan Richman’s Rockin Roadmasters, le choix se porte sur the Modern Lovers.
Les répétitions commencent avec les chansons originales de Jonathan et des reprises des Kinks. Les instructions de Jonathan sont strictes, il faut rester basique et ne pas jouer trop fort pour ne pas couvrir les paroles. Jonathan veut retrouver le son du Velvet Underground.
Les premières prestations publiques ont lieu à l’automne 70 dans des centres pour jeunes, des universités et le Cambridge Common. Le public réagit toujours de la même façon, certains sont désorientés, amusés, hostiles ou deviennent des fans. L’incompréhension est maximum lors d’un concert au YMCA de Cambridge. Des cannettes et des crachats pleuvent depuis le balcon alors que le premier rang au pied de la scène est enthousiaste et Jonathan trouve cela normal, il faut que le public comprenne son honnêteté et son projet. En 1971, Danny Fields qui connaît Jonathan par Andy Warhol et qui vient parfois à Boston suit avec intérêt la progression du groupe. Il fait la connaissance de deux étudiants en cinéma de l’université de Harvard, Ernie Brooks et Jerry Harrison et décide de les présenter à Jonathan car ils sont fans du groupe. La rencontre a lieu dans l’appartement que les deux étudiants partagent à Cambridge. Quand Jonathan débarque, Loaded le dernier disque du Velvet est sur la platine et il se met immédiatement à danser. Et Jonathan leur parle des routes de banlieue où la vie éclate de lumière, de son amour pour les autoroutes qui entourent la ville. Rapidement Jerry et Ernie pensent qu’ils partagent les mêmes visions et parlent de faire un film mélangeant des vues de ces highways avec des extraits des prestations live des Modern Lovers, ce sera leur projet de fin d’année à l’université. Et ils ont envie de s’impliquer dans le groupe. Au printemps 1971 c’est chose faite, Rolfe Anderson qui n’a jamais trop adhéré aux idées de Jonathan est viré mais ira rejoindre un autre groupe qui s’avérera important dans le futur, Human Sexual Response. Les nouveaux membres s’intègrent facilement au groupe, Ernie à la basse et Jerry aux claviers, ce qui amène un son qui ravit Jonathan car Jerry fait un usage constant de la distorsion en utilisant plus les techniques des guitaristes que celles des pianistes. Le son devient épais et lourd et l’impact percutant.
Les chansons prennent une nouvelle tournure, en particulier Roadrunner qui devient un pendant rythmique au Sister Ray du Velvet. L’inspiration du morceau est venue des virées en bagnole que Jonathan et John Felice faisaient quand Mr Richman père emmenait les deux jeunes en tournée avec lui le long de la route 128.
(photo Ralf Nelson)Jonathan qui se sent seul, il voudrait trouver une girlfriend, est émerveillé par les néons rutilants des stands de fast food, les panneaux lumineux de Coca Cola, les petites épiceries « Stop’n Shop » ou « 7-eleven ». C’est un nouveau monde pour lui, celui de la modernité. L’autoroute est un substitut à l’absence de copine dans sa vie. La vitesse et les lumières inondent les sens à la place de l’amour et du sexe. Et la radio AM dans la voiture est la bande son pour éviter l’ennui et amener l’excitation. Ainsi l’orgue de Jerry rugit et envoie des giclées sonores à l’image des phares des voitures qui se croisent sur l’avenue. Et le rythme semble ralentir quand on atteint l’extérieur de la ville pour accélérer à nouveau dans les lignes droites, en passant aux vitesses supérieures. L’atout principal de cette nouvelle formation est que chacun amène ses idées.
Les Modern Lovers au Cambridge Common, le barbu
derrière David Robinson est JJ Rassler futur DMZ.
(photo Ralf Nelson)
John Felice réussit à imposer une de ses chansons Carla que l’on retrouvera dans certains enregistrements publics et le groupe fait surgir des influences nouvelles comme les Stooges dans Someone I care about. C’est la période où les groupes établis comme Yes ou ELP se lancent dans d’interminables suites quasi orchestrales alors que les Modern Lovers font des chansons courtes qui parlent de choses simples, l’amour, la passion et la volonté de survivre dans un monde matérialiste. L’inspiration prime sur la technique et la musique suit à l’image de ce que feront les premiers groupes punks. Le groupe décide de se trouver une maison où ils pourront habiter ensemble, répéter leur répertoire et ce sera à Cohasset dans une banlieue résidentielle au sud-est de Boston. Ils installent leur équipement dans le living room et même s’ils vivent chichement ce sera un peu l’âge d’or de leur existence. Grâce à Jerry et Ernie, ils trouvent des gigs dans des clubs et des coffee houses.
Ils fabriquent eux-mêmes les
flyers annonçant leurs concerts et c’est ainsi qu’ils dessinent le cœur avec
ailette qui sera l’emblème du groupe. Ils ne gagnent pas plus de 200 dollars
par prestation. Ils vont aussi donner des concerts dans des hôpitaux pour
enfants et des maisons de retraite et là le public est enthousiaste et Jonathan
est ravi parce que le groupe doit jouer à volume réduit et le succès relatif
soude le groupe. La coloc est une expérience qui se passe bien même si Jonathan
préfère lire et rêvasser dans sa chambre. Il a des amis, son projet avance mais
il lui manque l’essentiel, une girlfriend. Ses chansons reflètent ce mal de
vivre Girlfriend, Cambridge Clown et Hospital dans laquelle il
raconte comment la fille qu’il aime est insupportable car elle va dans des
endroits louches, se drogue et lui, Jonathan, manque de douceur dans sa vie et
va donc traîner dans des pâtisseries. Et il y a son credo de Mr Propre, I am
straight, chanson qui vilipende les fumistes, hippies, étudiants en rupture
de ban et autres drogués comme Hippie Johnny, clin d’œil sévère à l’égard de
son pote John Felice.
(photo Jeff Albertson)
Le groupe a attiré l’attention de Warner Brothers, le directeur artistique local réserve des séances d’enregistrement aux Studio Intermedia de Boston. A l’automne 1971, quatre chansons sont mises en boîte des versions brutes de décoffrage de Roadrunner et Someone I care about plus Ride down the highway et la version d’Hospital qui figurera sur l’album de 1976. La réputation du groupe commence à atteindre New York relayée par la bande de la Factory d’Andy Warhol pour qui Jonathan est l’excentrique charismatique qu’ils considèrent comme un des leurs. La rock critique du New York Daily News, Lilian Roxon, se rend à Boston pour assister à un concert et écrit un article dithyrambique où les Modern Lovers incarnent la descendance du Velvet Underground. La réaction ne se fait pas attendre, les maisons de disques envoient leurs talent scouts et une ribambelle d’agents qui voient un potentiel de profit juteux font des offres de service pour manager le groupe. Finalement les représentants de Warner Bros et de A&M qui sont les deux compagnies restées en lice après plusieurs mois de discussions décident de financer conjointement un voyage tous frais payés à Los Angeles pour que le groupe puisse juger sur place les offres des deux sociétés rivales et éventuellement enregistrer avec le producteur de leur choix. John Felice ne sera pas du voyage, il doit terminer sa dernière année de High school d’abord.
En avril 1972, les Modern Lovers partent pour la Californie pour faire deux séances d’enregistrement à LA. Warner Bros accepte la demande du groupe d’avoir John Cale pour superviser la première séance d’enregistrements aux Whitney Studios à Glendale. Et Cale qui adore le groupe, veille au bon emplacement des micros, et rajoute de la reverb sur la voix de Jonathan, joue du mellotron sur Girlfriend et se met au piano sur Pablo Picasso. Dix morceaux sont enregistrés et circuleront auprès des maisons de disques sous forme d’acétates ou de bandes. Le son est évidemment très velvetien mais seuls 6 titres de ces sessions figureront sur le premier album que le label Beserkley publiera plus tard. Le groupe part se produire à Berkeley, près de San Francisco, au Long Branch Saloon. L’enregistrement de ce concert apparaîtra en 1992 chez New Rose grâce à Ernie Brooks. Hormis le répertoire classique du groupe apparaissent également deux reprises, 96 Tears de Question Mark and the Mysterians et Foggy Notion du Velvet Underground encore inédit à l’époque. De retour à LA, A&M a jeté l’éponge car ils pensent ne pas pouvoir concurrencer Warner et John Cale. Mais les deux représentants de la boîte, Alan Mason et Robert Appere, décident de financer une séance sur leurs fonds personnels. Trois titres sont mis en boîte dans les studios Clover : Modern world, Girlfriend, et Dignified and old. Les deux premiers morceaux apparaîtront sur le premier album du groupe du label Beserkley et Dignified and old sera un des bonus des rééditions. En retournant à Boston le groupe n’est toujours pas décidé à signer avec Warner et n’a toujours pas de manager. Danny Fields qui les suit toujours organise un concert en première partie du Edgar Winter Band. Mauvaise pioche, le public du groupe vedette n’a rien à voir avec des afficionados des Modern Lovers. Ils se font donc huer comme jamais et Danny Fields considère que le groupe n’a pas de potentiel commercial et renonce à travailler avec et pour eux.
Au début de l’été 72, Kim Fowley passe par Boston. Il fait la promo de son album I am Bad et Maxanne Satori, la DJ dénicheuse de talents de WBCN, lui remet une cassette live des Modern Lovers. Fowley accroche direct, et revient à Boston durant l’été pour les faire enregistrer car il est persuadé qu’avec du matériel il saura convaincre des maisons de disques. Les Modern Lovers emménagent dans une autre maison de haut standing cette fois à Cohasset pour l’été. Le propriétaire fait partie du personnel diplomatique et travaille à Washington. Il a négocié avec Jerry et Ernie autorisant le groupe à occuper son Manoir et ainsi le surveiller pendant ses vacances. Il s’agit d’un ensemble situé dans un quartier chic avec 10 chambres, un court de tennis et un accès privatif à la plage. John Felice qui est maintenant graduate est venu les rejoindre, Ernie et Jerry sont très contents car le son à deux guitares du groupe leur manquait.
Kim Fowley pense à son ami Stuart Dinky Dawson, l’ingénieur du son des Byrds, qui habite dans le Massachussetts et possède une sono et un studio d’enregistrement dernier cri qu’il a mis au point pour les Byrds. Le groupe va y enregistrer une dizaine de morceaux en deux jours, dont des titres plus récents comme Dance with me qui revisite la gamme d’accords du Ocean du Velvet, ou A plea for tenderness où Jonathan parle une fois de plus du modern world et de ses travers, la drogue, l’alcool, mais aussi de la télévision et des chats. Sur des nappes de claviers déroulées par Jerry Harrison, il règle ses comptes avec ce qu’il considère comme le côté négatif de la fille à qui il s’adresse en vantant son optimisme à lui. Le groupe fait ressortir son côté furieux et acéré sur une nouvelle prise de Roadrunner ainsi que sur Walk up the street. Kim Fowley retourne à Los Angeles avec les enregistrements, Jack Nitzsche, producteur iconique, est emballé et dit à Fowley que les Modern Lovers sont probablement le groupe de rock le plus important du moment. Pourtant aucune maison de disques n’est intéressée, on cherche de nouveaux James Taylor ou Ted Nugent.
Warner Bros demande à Marty Thau s’il est intéressé pour devenir le manager du groupe. Il se rend donc à Boston, assiste aux répétitions du groupe, discute longuement avec les musiciens. Il est accueilli favorablement car il est le manager des New York Dolls et les Modern Lovers ont vu les Dolls en concert à Boston et les apprécient. Mais Thau en rentrant à New York déclare ne pas vouloir gérer les Modern Lovers prétextant avoir déjà fort à faire avec les Dolls. En fait il a été effrayé par le jusqu’à boutisme du groupe et leur perfectionnisme absolu. Ils veulent un manager qui ne soit pas un financier mais un ami à l’écoute de leurs sentiments, un philosophe prêt à leur expliquer la vie, un poète et la goutte qui fait tout déborder arrive quand Jonathan explique qu’il souhaite que la lumière reste allumée dans la salle pendant les concerts. Pour lui Jonathan est totalement perché, n’a pas les aptitudes de rock star que recherchent les maisons de disques. Au contraire il symbolise le pire cauchemar qui soit pour le milieu musical. Exit Marty Thau.
En début d’automne 72, Miss Christine des GTO’s sur recommandation de Kim Fowley vient passer quelques jours à Boston et sa notoriété lui ouvre immédiatement les portes du manoir de Cohasset. Les GTO’s (Girls Together Outrageously) étaient un groupe formé par des groupies grâce à Franck Zappa et qui enregistrèrent un album (Permanent Dammage) avec l’aide de pointures comme Jeff Beck et Ry Cooder plus les Mothers of Invention. Le groupe fut actif entre 1968 et 1970. La plus connue des GTO’s est Miss Pamela, devenue par la suite Pamela DesBarres, dont la renommée fut acquise par ses livres relatant sa vie de groupie (I’m with the band). Miss Christine était la babysitter qui gardait la fille de Zappa et de sa femme Gail, c'est elle qui est sur la couverture de Hot Rats le LP solo de Zappa.
Evidemment les Lovers sont fascinés par cette fille de 23 ans qui a cotoyé les stars de la côte ouest et qui connaît Zappa et le Captain Beefheart. John Felice et David Robinson passent la soirée avec elle et les discussions vont bon train jusqu’à six heures du matin. Mais à 11h c’est une équipe du SAMU local qui réveille la maisonnée et tente de ranimer Miss Christine, elle a fait une overdose de drogues diverses et de médicaments. Accident ou suicide ? on ne le saura jamais mais c’est un coup terrible pour les musiciens. Alors qu’ils ont atteint une vraie cohésion musicale, leur mode de vie « clean » vient d’être mis en défaut et Jonathan est dévasté, il réalise que son attitude qu’il pense positive et qui rejette la drogue, l’alcool, le tabac et le laisser-aller est une utopie. Les paroles des chansons auxquelles adhère tout le groupe et qui sont un peu des manières de dire « le rock est plus sympa si on évite d’avoir une vie malsaine » semblent dérisoires devant cette mort bien réelle. Cet épisode est le premier élément de la fin du groupe. Jonathan se mure dans son silence et ne voudra jamais parler de la disparition de Miss Christine. Evidemment le groupe est viré du manoir et va se relocaliser à Arlington dans la banlieue nord moins chic de la ville.
Pour la soirée du nouvel an 72-73, les Modern Lovers font la première partie des New York Dolls au Mercer Arts Center de New York, il y a aussi Suicide et Wayne County au programme. C’est leur première apparition à NYC et ils doivent affronter un public exigeant qui ne fait pas de cadeau. Mais ce public n’est pas préparé à ce qui l’attend, surtout que Jonathan commence par expliquer comment Boston et NYC sont différentes culturellement et fait des commentaires d’introduction avant chaque chanson en demandant que la sono soit montée, ce qui est inhabituel pour lui.
Mais ce concert sera quasiment un triomphe car les Modern Lovers sont un groupe différent et irritant. Le lendemain une petite session d’enregistrement est organisée avec les musiciens des New York Dolls : Jonathan et David Johansen au chant, Ernie Brooks à la basse, Johnny Thunders à la guitare et David Robinson aux drums. Une reprise de 96 Tears est mise sur bande et n’a jamais été exhumée depuis. C’est aussi le moment que choisit John Felice pour quitter définitivement le groupe, il a flashé sur les New York Dolls et veut jouer ce genre de musique avec le propre groupe qu’il a formé avec des musiciens de son âge, l’embryon des Real Kids.
Début 73, Warner signe enfin le groupe acceptant que John Cale produise l’album que le groupe doit aller enregistrer à Los Angeles. Au printemps, les musiciens s’envolent pour les Bermudes car un ami de l’université d’Harvard de Jerry et Ernie, qui est devenu le programmateur musical d’un hôtel club là-bas, les a embauchés pour être un des groupes animant les soirées du club pendant trois semaines. Evidemment l’endroit est surtout fréquenté par des quinquagénaires en vacances, pas vraiment le public adéquat. Les Modern Lovers font leur set entre deux groupes « ambianceurs » portés sur le calypso et la biguine devant une assistance qui ne les apprécie pas du tout, c’est la vraie erreur de casting. Et ils tentent de rattraper le coup en incluant des reprises des Rolling Stones dans leurs prestations. L’atmosphère au sein du groupe commence à se déliter d’autant plus qu’ils sont tous logés dans la même chambre et que Jonathan a tendance à ne pas vouloir en sortir. Il est renfrogné et doute car c’est dur de chanter She cracked avec conviction devant une assemblée d’américains vieillissant qui font des aller-retours vers l’open bar. En plus Jonathan découvre le calypso et commence à apprécier cette musique entraînante aux paroles simplistes. Ce sera le point de départ de son inspiration pour les chansons post Modern Lovers. Le reste du groupe considère qu’ils passent des congés payés et ils se préparent pour l’enregistrement avec John Cale. L’optimisme revient car après deux ans de travail le groupe au complet se sent prêt pour réaliser son grand œuvre et part pour Los Angeles. Warner Brothers qui connaît le côté bohème du groupe, pas de management et des idées borderline, les suit de près et leur met la pression.
Les Modern lovers se produisent dans des clubs locaux et quand ils jouent au Long Branch Saloon à Berkeley près de San Francisco, empruntent de l’équipement à Matthew Kaufman qui leur propose une fois de plus de devenir leur manager. Leur show a un peu évolué, si les morceaux emblématiques (I’m straight, Roadrunner, Pablo Picasso) font toujours partie du set ils sont précédés par une prestation quasi solo de Jonathan pendant que le groupe termine sa balance. Jonathan chante un hymne qu’il a composé en hommage à sa ville natale, Boston USA, puis enchaîne sur l’inoxydable Louie Louie qui amène les autres musiciens se joindre au titre un par un et se lancer finalement dans Modern World. Le groupe sonne moins hargneux qu’auparavant et Jonathan insiste toujours plus pour que le son soit baissé. Warner a logé le groupe dans une maison de la banlieue dont la locataire précédente était Emmylou Harris. Gram Parsons n’habite pas loin et le groupe devient ami avec lui et ils jouent de la guitare ensemble le soir. Il est question d’une collaboration musicale pour le futur. Warner met à leur disposition le road manager de Parsons, un autre Kaufman, Phil Kaufman. Celui-ci réussit à imposer un pote à lui comme manager du groupe, avec la bénédiction de Warner, Eddie Tickner, le premier manager des Byrds.
John Cale a organisé les séances d’enregistrement aux studios Elektra, là où il a produit le premier album des Stooges, le groupe est ravi de se retrouver dans les traces de ses héros. Ils reconnaissent le tapis qui est sur la photo intérieure de la pochette de Funhouse.
Cale, qui a gardé un bon souvenir des démos enregistrées l’année précédente, veut pousser la rage initiale du groupe un peu plus loin. Mais Jonathan, en opposition avec le reste du groupe, prend un parti inverse : il a déjà modifié les paroles de certaines chansons pour les adoucir, il ne veut plus chanter les plus dures car elles sont maintenant hors contexte, et il insiste pour diminuer la puissance sonore. Quand Cale lui demande de gueuler sa hargne, il répond qu’il ne peut pas car il n’est en colère contre personne. Et des discussions incessantes sur la pertinence des choix de Cale transforment les sessions en répétitions mortifères. Des séances de dingues selon John Cale qui finit par jeter l’éponge et se barrer sans aucune chanson en boîte. Plus tard il jugera que Jonathan n’arrivait pas à accepter le succès qui s’annonçait pour lui et que la signature du contrat avec la maison de disques l’avait poussé à tout reconsidérer négativement. Warner Bros qui veut à tout prix un retour sur investissement pense que Kim Fowley peut leur sauver la mise surtout que le groupe a apprécié les séances de démos de l’année précédente. Fowley réserve le Gold Star Studio de Phil Spector, l’ingénieur du son est Stan Ross qui a travaillé sur les disques de Buffalo Springfield et des Beach Boys, et on fait répéter le groupe. Fowley constate les frictions entre Jonathan et le reste du groupe et les nouvelles moutures des chansons. Pour éviter les déboires qui ont achevé les sessions avec John Cale, il demande à ses assistants de boucler le groupe dans le studio sans rien à manger ni à boire jusqu’à ce qu’une prise correcte du morceau en voie d’enregistrement soit validée. Et cela fonctionne ! Les titres s’enchaînent et Jonathan semble s’être fait à l’idée qu’il doit enregistrer ces titres une fois pour toutes pour s’en débarrasser et il n’a plus l’enthousiasme d’avant, son chant est moins percutant. Il est content de pouvoir également mettre en boîte de nouvelles compositions qu’il reprendra par la suite durant sa carrière solo, comme Fly into the mystery et Government center. Jonathan a abandonné son style de guitare habituel passant du son Sterling Morrisson à celui de Chuck Berry.
Mars Bonfire
Et Kim Fowley fait entrer dans le studio son acolyte Mars Bonfire, Born to be wild de Steppenwolf c’est lui, pour redonner de la puissance à la prise de Roadrunner. Gram Parsons vient assister aux séances et confie à Fowley qui n’en revient pas qu’il est fan du groupe. En effet c’est pas le même genre, Parsons arrive souvent bien alcoolisé et défoncé alors que les Modern Lovers ont conservé le caractère hygiéniste imposé par leur leader. Jonathan et Gram parlent d’une collaboration future. Peu de temps après les derniers enregistrements, Parsons est retrouvé mort dans un motel, overdose. Les Modern Lovers se souviennent de la mort de Miss Christine un an plus tôt et se considèrent comme maudits. Phil Kaufman, le pote roadie de Parsons, vole le corps du défunt pour aller le brûler dans le désert du Joshua Tree. Il se fait pincer et condamner à payer une amende substantielle qui sera financé par un concert de soutien où joueront les Modern Lovers, les Flying Burrito Brothers et d’autres.
Les séances ont donc abouti mais Jonathan fait savoir assez vite à la maison de disques qu’il ne jouera plus ces titres sur scène, donc pas de promo du disque futur. C’est le point de trop pour Warner. Ils rendent le contrat aux Modern Lovers et coupent les vivres ne voulant plus entendre parler d’eux. David Robinson quitte le groupe le premier et va rejoindre des musiciens locaux à LA, The Pop. Ce qui reste des Modern Lovers retourne sur la côte Est et après quelques tentatives pour continuer avec un nouveau batteur finit par clore son existence en donnant son dernier concert en février 74 chez Sandy’s à Boston et c’est un triomphe avec trois rappels. Les musiciens partiront tous vers de nouvelles aventures à succès (The Cars, Talking Heads) et Jonathan entamera une carrière solo accompagné au début par de nouvelles moutures des Modern Lovers.
Un disque est publié en 1976 sur le label Beserkley créé par Matthew Kaufman et Glen Kolotkin. Kaufman a racheté à Warner Brothers toutes les bandes enregistrées par Cale et les a remixées en diminuant considérablement la basse d’Ernie Brooks qu’il préfère, à tort, shunter. La version d’Hospital est la démo des studios Intermédia de 1971. L’album iconique Modern Lovers comporte 9 titre, on peut l'entendre ici avec les paroles en incrustation.
Plage |
Titre |
Origine |
Date |
1 |
Roadrunner |
Withney Studios – John Cale |
Avril 72 |
2 |
Astral plane |
ʺ |
ʺ |
3 |
Old world |
ʺ |
ʺ |
4 |
Pablo Picasso |
ʺ |
ʺ |
5 |
She cracked |
ʺ |
ʺ |
6 |
Hospital |
Intermedia -Boston |
Automne 71 |
7 |
Someone I care about |
Withney Studios – John Cale |
Avril 72 |
8 |
Girlfriend |
A&M Clover Studios – Alan Mason |
Avril 72 |
9 |
Modern World |
ʺ |
ʺ |
|
Bonus tracks de la réédition Rhino de 1986 |
|
|
10 |
I’m straight |
Gold Star studios – Kim Fowley |
Octobre 73 |
11 |
Dignified and old |
A&M Clover Studios – Alan Mason |
Avril 72 |
12 |
Government Center |
Gold Star studios – Kim Fowley |
Octobre 73 |
En 1981 Greg Shaw fait paraître l’album The Original Modern Lovers (pas si « original » car ni John Felice ni Rolfe Anderson ne sont présents).
Il s’agit des titres enregistrés par Kim Fowley principalement ceux des sessions d’Octobre 73 et le disque sort sur Mohawk records, un sous label de Bomp records sous l’égide de Kim Fowley. Des enregistrements Live verront le jour pendant les années 90, Live at the Long Branch Saloon chez New Rose et Precise Modern Lovers sur Rounder Records. Ce sont d’excellents témoignages dont certains avec John Felice. Il y a également un concert de 1971 à Ipswich sur la côte Est mis en ligne par un fan ici.
Quand j’ai demandé en 2013 à Jonathan Richman si les Modern Lovers pouvaient se reformer, car même le Velvet Underground l’avait fait, il m’a répondu que cela n’aurait pas lieu car sans intérêt. En 2019, Jonathan rencontre Jerry Harrison à NYC et par curiosité ils réécoutent les titres enregistrés avec John Cale en 72. Jonathan remarque (enfin !) comment Jerry réussissait à allier les claviers à sa guitare et son chant. Les deux se mettent à improviser et finissent par envisager d’enregistrer ensemble. Mais la pandémie début 2020 arrêtera ce projet.
Jacques_B
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